Des Indes à la planète Mars
From India to the Mars Planet
Film
Note d’intention
Catherine-Élise Müller a trente-deux ans lorsqu’elle rencontre Théodore Flournoy qui, intrigué et curieux, souhaite assister aux séances de spiritisme qu’elle donne à Genève. La réputation du médium est alors en plein essor parmi les notables et intellectuels qui s’intéressent à l’occultisme. Celle de Flournoy n’est plus à faire puisque la Faculté des sciences de Genève vient de créer, à son intention, une chaire de psychologie où il professe depuis 3 ans.
On est en 1894, en plein essor de la photographie, au seuil de l’avènement du cinéma et de l’invasion de la littérature fantastique par les vampires et autres désincarnés. L’astronome Camille Flammarion voit paraître la 17 édition de ses Mondes imaginaires et Mondes réel. Charcot a parachevé son étude de l’hystérie en publiant, moins de dix ans auparavant, Les démoniaques dans l’art et son principal héritier, établi à Vienne, se tourne vers l’hypnose pour tenter de soulager les maladies nerveuses de ses patientes.
La rencontre d’Élise Müller et Théodore Flournoy marque un tournant radical dans la carrière du médium qui, rivalisant avec la posture critique du professeur, libère une extraordinaire créativité inconsciente et développe, pendant plus de 6 ans, trois grandes fictions romanesques assorties de l’invention de trois langues imaginaires : l’une d’intonation orientale aux consonances du sanscrit, une langue de cour française du XVIIIe siècle et une langue martienne totalement inouïe.
Véritable laboratoire d’exploration de l’inconscient pour Flournoy, la médiumnité d’Élise sera pour lui l’occasion de produire son œuvre majeure. La publication de son Étude d’un cas de somnambulisme avec glossolalie le rend immédiatement célèbre dans le monde entier. Mais la paternité de l’ouvrage pose problème dès sa parution et le duo éclate à travers des règlements des comptes qui laissent apparaître une passion amoureuse savamment refoulée.
Aujourd’hui l’ouvrage de Flournoy Des Indes à la planète Mars continue d’être réédité pour témoigner, à cette époque où la psychanalyse n’est pas encore tout à fait née, d’un cas de production linguistique subliminale des plus remarquable depuis le miracle de la Pentecôte rapporté par Saint-Luc.
C’est le point de départ de ce film qui s’appuiera sur une documentation négligée pour donner à voir, à travers la reconstitution des séances de spiritisme d’Élise Müller, le processus d’invention de ses langues astrales.
Il existe une belle expression pour définir certains phénomènes religieux ou pathologies du discours, le « parler en langues ». Plongé dans un état de transe à l’occasion d’un rituel ou en état d’hypnose au cours d’une séance de spiritisme, un sujet se met à parler une langue étrange, parfois étrangère, dont il n’a pas connaissance. Plus qu’il ne parle, il est « parlé », c’est-à-dire pénétré, traversé, possédé par cette langue. Cette manifestation, toujours fulgurante, laisse le sujet totalement amnésique au réveil. Mais comme elle a toujours lieu en présence de témoins, on possède de nombreux récits de ce « parler en langues ».
Pendant près de dix ans, Catherine Élise Müller a confié à Théodore Flournoy, professeur de médecine formé aux concepts de la philosophie, le récit alterné de trois « romans » subliminaux développés lors de séances de spiritisme. Ces trois cycles correspondent à l’apparition de trois langues ignorées d’elle auparavant, trois langues qu’elle parle à travers la voix d’un autre : l’une d’intonation orientale aux consonances du sanscrit, une langue de cour française du XVIIIe siècle et un parler martien totalement inouï, aux sonorités du babil enfantin : « Mitchma mitchmou minimi tchouanimen… »
Le martien d’Élise, outre le témoignage fantasque d’un récit interplanétaire, constitue une langue autonome composée d’un corpus stable de près de 200 mots. De plus, sur demande des témoins qui observent ce phénomène, Élise invente un personnage chargé de traduire cette langue en français. Ésenale, c’est son nom, apparaît chaque fois qu’on le convoque en touchant le front de la jeune femme pour ouvrir les pages du dictionnaire martien.
Pour comprendre l’origine de ce parler on peut suivre la genèse passionnante qu’en trace Théodore Flournoy dans le très bel ouvrage intitulé Des Indes à la planète Mars. Flournoy ne croit pas à l’immortalité de l’âme ni à sa réincarnation qui rendraient plausible un transport télépathique dans l’espace et le temps. Il ne croit pas à la présence immatérielle d’individus parlant de nouvelles langues et s’emploie à expliquer admirablement l’origine de leur formation en rapportant le supra-normal de ces langues aux contours d’une production onirique.
Pourtant, la finalité de ce « parler en langue » lui échappe.
Outre l’extrême précision de son observation, Flournoy ne considère jamais l’invention de ces langues comme un symptôme. Il ne s’interroge pas sur les raisons de leur invention et l’évènement d’une production imaginaire dont il est pourtant intimement convaincu ne le questionne pas pour lui-même. Malgré l’aide des plus éminents linguistes de l’époque, il se condamne donc à une interprétation du discours glossolalique dans sa portée sémiologique. Or sur ce point, il est vrai que le « parler en langue » d’Élise Müller manque singulièrement de souffle.
Pourtant le talent qui fait défaut à Hélène Smith, personnage forgé par Flournoy pour protéger l’anonymat du médium, nous incite à tendre une oreille attentive à la voix d’Élise Müller. Pourquoi ces langues ? Pourquoi une telle habileté, un tel effort de mémoire, une telle persévérance ? Pourquoi six années d’énonciation, d’ajustement lexical, de traduction, et d’écriture ? Cette production linguistique peut-elle s’élaborer en vain ? Ou alors quel mystère ces langues dissimulent-elles derrière la douceur des mots ?
Élise Müller, en communication avec l’au-delà invente, en état d’hypnose, un récit imaginaire qu’elle complète par l’usage de langues inouïes. Ces langues provoquent l’admiration autour d’elle et bientôt dans le monde, mais ne résistent pas à l’étude des linguistes qui y décèlent un plagiat du français. Supercherie ou simulacre ? Que cherche la jeune femme qui enrichit méthodiquement son récit ? Qu’attendent les auditeurs qui l’écoutent et la questionnent obstinément ? Quel savoir, quelle expérience, quels sentiments s’exposent dans ce rituel ?
Questionner le phénomène des langues chez Hélène Smith après Flournoy c’est, à tout le moins, revenir vers Élise Müller et écouter attentivement ce qu’elle dit. Or ce n’est pas chez Flournoy que l’on entend sa voix, toujours tronquée et recouverte par celle d’Hélène Smith. Mais il existe une documentation peu étudiée qui complète ces récits : Il s’agit des comptes-rendus de séances tenues chez Auguste Lemaître, membre de la société spirite genevoise, médecin comme lui et collaborateur de Flournoy. Une dizaine de cahiers d’écoliers emplis d’une écriture fine, conservés à la Bibliothèque universitaire de Genève, révèlent le récit détaillé des séances d’Élise Müller entre 1894 et 1900 au domicile de ce dernier. Ce déroulé retrace avec une précision remarquable l’origine des romans subliminaux et l’apparition des langues. Comme un scénario de film, ce texte contient, non pour le prévoir mais pour en attester, la description originale de cette histoire.
C’est de ces documents que je souhaite partir pour construire un film. Leur légitimité est intrinsèque : ils authentifient le contenu des séances et portent la signature des participants. Mais plus encore, la nature de ces notations prises dans le flux des séances laisse affleurer une réalité qui précède toutes les interprétations. Ce texte n’enferme pas Élise Müller dans un personnage de fiction comme le fait Flournoy. Sa glossolalie n’y est ni une parole réincarnée ni une pathologie mais un état du discours, transcrit dans son unité et son contexte. Et ce contexte, absent des transcriptions de Flournoy apparaît comme une chambre d’écho. C’est le lieu où s’expose en pleine lumière le jeu d’influences qui donne sa nature au récit du médium.
Une lecture attentive des comptes-rendus le révèle nettement : les voyages dans l’espace et le temps, l’invention des langues, l’écriture martienne, les personnages imaginaires, Élise Müller en est le médium, elle leur donne vie et les incarne mais il s’agit, en réalité, d’une création collective dont tous les participants sont co-auteurs. Le rituel des séances avec ses discussions et ses questions produit la possibilité d’un récit qu’Élise, par la suite, énonce, fait sien et interprète. Médium n’est plus un terme d’occultisme. Élise, en état d’hypnose, absente à elle-même, devient substance d’un phénomène d’énonciation collective et son récit s’adapte aux moindres suggestions, il s’enrichit en temps réel de nouvelles pistes d’après le scénario établi par la communauté assemblée autour d’elle. Cette même absence et cette immatérialité des corps subliminaux permet au récit d’absorber très naturellement toute la part de fantasmes que chacun investit dans la relation. Les retrouvailles d’Élise/Simadini, princesse hindoue et de son mari Flournoy/Sivrouka ne laissent guère de doutes sur la relation amoureuse qui se tisse par récit interposé, forme accomplie s’il en est d’élaboration par consentement mutuel…
L’idée qui nourrit ce projet est de partir du matériau brut des comptes-rendus et de reconstituer les séances, du moins une sélection d’entre elles, en totalité ou par fragments. Les reconstituer avec des acteurs, de manière naturaliste ou transposée, en donner une simple lecture… il est trop tôt pour trancher. Mais plus qu’un documentaire sur Élise Müller ce film donnera à voir, à comprendre le processus d’énonciation collectif qui aboutit à l’invention des langues.
Christian Merlhiot
Octobre 2005