Silenzio

film

Presse

Le Monde

Isabelle Regnier

25 avril 2006

« Silenzio » et « Celui qui aime a raison » : un doublé placé sous le signe du silence et de l’ailleurs

Deux films très personnels, tous deux placés sous le double signe du silence et de l’ailleurs. Deux approches singulières d’un même média, ouvertes l’une comme l’autre à de multiples influences. Les deux films ne se ressemblent en rien sinon, mais ce faisceau de correspondances a poussé la structure de distribution PointLignePlan à les sortir ensemble, et à les préserver solidairement en leur garantissant de rester au moins quatre semaines, à raison d’une séance par jour, au cinéma L’Entrepôt, à Paris.
En apparence, le projet de Silenzio est très simple. L’auteur du film, Christian Merlhiot, a suivi sa fille, une préadolescente, au cours d’un voyage au Japon qu’elle a effectué en compagnie d’un garçon japonais de plusieurs années son aîné et avec qui elle ne partageait rien à l’origine, pas même quelques bribes de langage.
Presque toujours sans paroles, sauf pour une scène où la petite fille guide son aîné dans l’apprentissage de la lecture du français, les scènes filmées relatent des expériences d’une grande banalité : déambulations, repas, traversées en bateau, partie de ping-pong ou de crapette… Mais une étrange poésie se dégage de ce couple silencieux, qui tient beaucoup à la manière dont se construit entre eux, imperceptiblement, au fil des situations, une complicité délicate.
Posant sur eux un regard distant et tendre à la fois, Merlhiot les filme dans de longues séquences au cours desquelles il capte quelque chose de l’ordre de l’invisible, une vibration qui donne la mesure de l’épaisseur progressivement prise par leur relation.
Cadrée dans des plans souvent très composés, celle-ci prend corps à travers tout un faisceau de micro échanges de regards, d’informations, de gestes, dont on imagine qu’ils sont passés par le filtre d’une mise en scène, rejoués plusieurs fois, plutôt que purement documentaires. Et c’est justement cette petite dose d’artifice, que l’on devine à peine, qui fait toute la beauté, l’harmonie quasi musicale du film, et qui le rend au bout du compte réellement bouleversant.
Plus ouvertement formaliste, Celui qui aime a raison s’inscrit dans la lignée de Tous ont besoin d’amour, séduisant work in progress à la frontière des arts plastiques et de la danse, dans lequel Arnold Pasquier faisait évoluer des corps chantants dans des environnements urbains. L’auteur pousse ici sa proposition plus loin, en utilisant un dispositif de même nature, à Sao Paulo, pour mettre en scène une véritable fiction. Le film suit ainsi un couple d’hommes qui en rencontre un troisième, lequel bouleverse un temps leur équilibre avant de disparaître et de les pousser à trouver un nouvel équilibre. Mais, contrairement au film de Christian Merlhiot, où l’absence de parole procédait directement de la situation objective des personnages, elle apparaît ici trop artificielle pour porter pendant plus d’une heure la narration d’une fiction. Le parti pris a beau produire quelques belles scènes, il semblait mieux adapté à ses oeuvres plus purement chorégraphiques.

Les inrocks

Amélie Dubois

1 janvier 2006

Sortie conjointe de deux essais filmés à la croisée du cinéma et des arts plastiques.

Proposés par le diffuseur et distributeur PointligneplanSilenzio de Christian Merlhiot et Celui qui aime a raison d’Arnold Pasquier s’inscrivent dans un projet singulier (et donc courageux) dont l’idée générale semble être d’ouvrir le cinéma à d’autres types de langages artistiques afin de questionner, et, dans le meilleur des cas, d’étendre son champ d’expression. Arts plastiques et danse contemporaine sont ainsi convoqués par deux cinéastes coutumiers de cette interpénétration des formes : Pasquier collabore depuis toujours avec des chorégraphes et Merlhiot vient des beaux-arts. Bien que divergents dans leur façon de travailler au coeur mÍême de ce carrefour artistique, une ligne de force unit leurs films, tous deux tournés à l’étranger : leur refus de recourir à la parole impose d’emblée la nécessité d’emprunter d’autres voies pour raconter leur histoire, avec le risque, à chaque fois, de réduire ce parti pris à un pur concept.
Situé au Brésil, Celui qui aime a raison est des deux films celui qui tente le plus de propositions formelles mais c’est aussi celui qui convainc le moins. La ligne qui unit les plans et points de rencontres et de disparitions entre trois hommes apparemment amoureux passe ici par des chemins trop variés et erratiques pour créer un véritable mouvement. Chaque scène, toujours impeccablement composée, apparaît comme un essai scolaire – catégorie art contemporain – interrogeant de manière un peu plaquée la relation d’un corps en présence ou en l’absence d’un autre corps dans un espace donné, et situant les émotions sur un terrain géographique finalement assez froid et décoratif.
Si Pasquier travaille autour du chiffre 3 et de son inévitable éclatement, c’est sous le signe plus serein du chiffre 2 que Merlhiot place son Silenzio. Une fillette française et un jeune homme japonais forment un couple atypique le temps d’un voyage dans un Japon composé de paysages verts silencieux, d’hôtels, de routes et de quais de gares déserts. Les gestes et regards se substituent rapidement à la parole et témoignent d’une belle complicité. L’unique scène de danse qui figure ici rattrape le convenu contemplatif de beaucoup de scènes de Silenzio et accuse les faiblesses de Celui qui aime… : un soir, le compagnon de voyage de la jeune fille se met à danser sur une reprise japonaise de I Will Survive et, aussi incongru que puisse paraître le jeu qui s’instaure alors entre les deux personnages, un vrai dialogue s’instaure, au-delà des mots et des concepts.

Libération

Philippe Azoury

26 avril 2006

Inégaux mais renversants par endroits, les musicaux «Silenzio» et «Celui qui aime a raison».

Deux films qui revendiquent la grâce sans prononcer une ligne de dialogue sortent aujourd’hui. Ils battent pavillon Pointligneplan, qui, à la façon d’une galerie, s’est imposé comme le lieu de passage, large comme un delta, entre le cinéma et les arts plastiques. Justement, la croyance selon laquelle le cinéma est l’endroit où l’on se passe de mots remonte au temps du muet, quand des cinéastes férocement avant-gardistes (Epstein, Delluc, etc.) posaient les fondements du 7e art nouvellement théorisé. La voir revenir quatre-vingts ans plus tard, n’a rien d’un anachronisme snob : s’obliger à mener tout un film dans une sorte d’état aphone, est un moyen libre en figure de s’obliger à faire quelque chose des corps que le cinéma convoque devant l’écran, ne plus traiter le paysage comme un papier peint, et réentendre les sons plus fort que jamais. Avancer, en d’autres mots.
Alunissage. Silenzio, c’est à partir de cette injonction que sur un plateau de cinéma, un plan peut commencer. Et il y a longtemps, comme par hasard, qu’on n’avait pas vu une séquence d’ouverture à vous donner à ce point la sensation de vertige : en une série de plans tombés d’une autre planète, Christian Merlhiot fait atterrir sur un aéroport japonais une toute jeune adolescente occidentale (drôle de corps, entre deux âges, mal à l’aise : c’est Lili Merlhiot) escortée de trois poneys. Avec un tel degré immédiat d’imaginaire que cet atterrissage sur fond de vrombissement sonique des Canadiens de A Silver Mont Zion ressemble à un alunissage, à une façon de poster une image de cinéma dans une enveloppe avec pour seule adresse le futur. Difficile après pour Merlhiot de tenir la barre (il faut dire qu’elle est placée haut les astres), le film toutefois tient sa route : celle que l’adolescente fera avec un Japonais qui l’emmène à son père. Ils ne peuvent communiquer par le langage, ils vont le faire par un séquençage burlesque du corps.
Arnold Pasquier est connu pour être le plus sentimental des cinéastes plasticiens contemporains. Celui qui aime a raison a été tourné à la faveur d’une villa Médicis hors les murs, Pasquier déplaçant son cinéma de São Paulo, où cohabitent trois garçons, en combinaison amoureuse triangulaire, jusqu’à Buenos Aires, où l’un des trois se retrouve, en solitaire. Celentano, Mistinguett. Comme chaque fois qu’il place une musique (ses fétiches italiens, Tenco, Celentano, Mina), et plus encore ici quand il ose une comédie musicale folle en faisant jouer une impromptue interprétation doublée du Boulevard des Italiens de Mistinguett, Pasquier est formidable. En revanche (le reproche vaut aussi pour Merlhiot), ses références obligées à l’urbanisme, aux musées, l’entravent ; il n’est pas arrivé à mener sur ces lieux communs de l’art contemporain le même travail de réinvention des rapports qu’il a bâtis autour du couple et de la musique. Ils restent chez lui ce qu’ils sont en train de devenir de toute façon : les insignes automatiques, désactivés, d’un monde de l’art qui perd immédiatement ses forces dès qu’il se met à ressembler à un cahier des charges.

A voir à lire

Virgile Dumez

2006

Film muet sur la communication, Silenzio impose un rythme languissant pour une réflexion manquant sérieusement de profondeur.

La superbe musique du groupe A Silver Mount Zion (fer de lance du label indépendant canadien Constellation) s’élève sur des images du Japon, tour à tour magnifiques quand elles s’attardent sur ces chevaux postés sur le parking de l’aéroport, ou ridicules lorsque l’auteur filme des voyageurs japonais dans un style documentaire (au passage, les images tournées en DV ne sont pas particulièrement belles). Une fois cette première scène musicale terminée, le silence du titre s’installe et s’impose pour toute la durée d’un métrage intégralement muet. L’auteur montre ainsi le désarroi d’Occidentaux perdus dans un pays où tous les repères s’évanouissent : non seulement la langue est inaccessible, mais l’écrit est également incompréhensible. Pourtant, une forme de communication, plus physique, finit par s’immiscer dans les rapports humains.
Si le point de départ est plutôt intéressant, la mise en œuvre est bien plus hésitante. Tout d’abord, le cinéaste n’arrive jamais à faire comprendre son histoire au public (vous avez intérêt à bien lire le synopsis avant d’entrer dans la salle sous peine de rester à la porte du récit) et échoue donc dans son approche totalement muette du cinéma. Plus grave, il ne parvient pas à rendre sensible les gestes des personnages et finit par passer à côté de son sujet. Il décline alors une suite de scènes sans grand intérêt où l’on peut admirer les deux jeunes en train de manger ou de se brosser les dents durant de longs plans séquences. L’ennui s’installe inexorablement et rend la projection pénible malgré une durée très raisonnable de soixante-quinze (très longues) minutes. Avec le retour de la musique à la toute fin du film, on est à nouveau capté par l’ambiance particulière du Japon et une légère émotion s’insinue. Les amateurs d’expérimentations en tous genres seront sans nul doute ravis par cet objet filmique hors norme, tandis que les autres auront la sagesse de passer leur chemin.

Fluctuat.net

Jérôme Dittmar

26 avril 2006

Le Japon, deux acteurs filmés en DV, le silence comme trait d’union et langage en commun. Un voyage, des paysages et une rencontre, c’est Silenzio ou comment faire une promesse de cinéma sans savoir la tenir.

Distribué par le collectif PointLignePlan (sorte de Rotary Club du cinéma d’auteur éditant aussi une revue très chic et très coûteuse), Silenzio promet d’avoir une sortie discrète, limite invisible, réservée aux initiés ou à quelques curieux. Second film de Christian Merlhiot, il a été tourné au Japon en DV, avec une économie minimale et seulement deux acteurs, Kentaro Satô et Lili Merlhiot (fille ou nièce du réalisateur ? Peu importe). On comprend vite au titre et au casting vers où l’on va, mais n’ayons aucun a priori. Le film montre la rencontre d’une adolescente française et d’un jeune japonais au cours d’un voyage où il est chargé de l’amener à son père vivant dans une île au sud de l’archipel. Beau point de départ. Silenzio inscrit le rapport entre ces personnages qui ne parlent pas la même langue moins dans le non-dit que dans l’absence de paroles compréhensibles. Au fil de l’excursion, le film multiplie les séquences d’attente, de jeux, par lesquelles les personnages finissent par nouer une forme de relation discrète. Sans faire vraiment connaissance, ils vivent un moment en commun. Silenzio fait place à l’instant, à l’être-là. On y marche, prend le train, traverse des paysages ; un typhon ralentit la progression du couple, le film cherchant une poésie délicate de la traversée, une forme de subtilité où faire exister l’entre-deux, l’indicible, une compréhension naturelle de l’autre. On comprend qu’il voudrait tenir à trois fois rien, à la présence des comédiens, à une complicité naissante par-delà l’inconnu, les mots, l’étranger, tout en étant un film de marche. Silenzio voudrait montrer la coexistence possible de mondes séparés, de galaxies aussi éloignées que l’occident et le Japon, la rencontre éphémère entre une jeune fille au bord de l’adolescence et un jeune homme dont on ne sait rien. Il cherche à être un cinéma épuré et léger, d’une simplicité aussi radicale que la haute conception qu’il a de son dispositif. Des promesses non tenues.
Un film de présence et de climat comme Silenzio mise tout sur le regard, n’explique rien (évidemment), tout en étant si limpide qu’on comprend rapidement où il veut en venir. Une telle transparence tient si le film ne parie pas tant sur les situations que sur leur mise en scène. Quelques moments de simple présence chez Gus Van Sant, Vincent Gallo, Monte Hellman ou dernièrement Larry Clark, quels que soient le sujet et l’appréciation des films, font naître une poésie de l’instant, sorte de miracle cinématographique où un corps, un visage et un décor créent la contemplation, voire une piste de fiction où le récit naît de lui-même. Mais Silenzio est en DV (pourquoi pas ?), la lumière est plate et terne, le cadre si souvent mal fichu et pensé que les scènes en deviennent ennuyeuses et interminables. Quant aux acteurs… La litanie guette. Encore un effort ? Difficile. La simplicité de Silenzio produit rarement des moments qui le fasse tenir sans sombrer dans sa propre caricature. Sans la beauté d’un visage ou d’un regard, sans la force d’un cadre ou d’une lumière, un tel dispositif n’a plus grand chose pour lui-même. Peut-être une belle scène de brouillard épais, où les personnages avancent sur une musique de Silver Mount Zion lui donne un peu d’ampleur, mais malgré lui. Dommage.

Silenzio