Les semeurs de peste

The Sowers of Plague

film

Réflexions

En arrivant à Rome, un projet me tenait à cœur, c’est d’y rencontrer Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, deux cinéastes dont j’aime le travail. Je ne connais pas tous leurs films et la première fois que j’ai assisté à la projection de la Chronique d’Anna Magdalena Bach, j’ai quitté la salle, dérouté, sans repères. J’ai revu le film plus tard, au moment où sortait en salle Amerika – Rapports de classes. Après, je suis allé voir régulièrement chacun de leurs nouveaux films, La mort d’EmpédocleNoir péchéCézanneLothringen.
Notre première rencontre fut brève, quelques mots avant la projection d’un film de Michael Snow à la Villa Médicis. Ils m’engagent à voir Fortini / Cani et De la nuée à la résistance, leurs deux films italiens qu’ils présentent à l’Azzuro cinéma. Je pars quelques jours à Paris, manque la projection ; je ne les reverrai plus durant mon séjour. Pourtant, j’aurais aimé leur montrer quelques-uns de mes films. J’aurais aimé discuter avec eux d’une nouvelle manière de filmer et de penser le politique, l’espace, le pouvoir, l’état, les langues et les peuples, j’aurais aimé parler de la genèse des films, leurs règles, la fidélité à un projet, une idée de cinéma. Ils n’étaient pas à Rome lors de la projection des Semeurs de peste à la mi-septembre. C’était déjà la fin de mon séjour, je ne les ai pas revus dans leur ville. Ailleurs, cette rencontre serait moins juste. Elle aura lieu plus tard.
A considérer la question de plus près aujourd’hui, en observant quelques-uns de leurs documents de travail, en relisant leurs entretiens, leurs conférences, je prends conscience que peu de choses, finalement, unissent mes films aux leurs. Je fais la somme des dissemblances : L’utilisation de la langue originale, le caractère des textes, les choix de reconstitution, la structure et le découpage filmique, les motivations pour un sujet. Pourtant, je retrouve dans leur œuvre, comme dans peu d’autres, ce qui m’intéresse avant tout au cinéma à savoir, la matérialisation d’un espace qui n’est pas le lieu d’une répétition (de l’histoire, de la vie) mais un acte inaugural : ce qui a lieu dans les films n’existe nulle part ailleurs.

Mon projet romain était d’adapter au cinéma, un procès original qui s’est tenu à Milan au début du 17° siècle, pendant que la ville était dévastée par une épidémie de peste. Un projet italien, puisqu’il en fallait un, choisi parmi deux ou trois idées au moment de la préparation du concours. A priori, un projet taillé sur pièce pour justifier d’un séjour en Italie.

J’avais acheté un jour le livre de Pietro Verri intitulé Observations sur la torture[1] dont la traduction française venait d’être éditée. Le livre, en présentation dans la vitrine de la librairie, avait une couverture plutôt macabre. Je découvrais, à travers ce texte sur les conséquences de la torture dans les procédures judiciaires, les premières citations, les premiers mots, du procès des semeurs de peste.

Souvent, au cinéma, le traitement de la torture me terrifie et me révolte, parce que le réalisateur du film s’est livré à une reconstitution insoutenable des scènes. Le réalisme fait écran. Ici, les propos des accusés, paroles originales du procès, exerçaient sur moi un effet de fascination désespérée. A la même époque, un ami m’avait prêté le livre d’Alessandro Manzonni intitulé Histoire de la colonne infâme[2]. Avec ces deux textes, je possédais tous les extraits, les seuls publiés, qui me donneraient accès, pour longtemps, à la parole des accusés de cette affaire. Je comprenais aussi, dans le même temps, le fondement de l’histoire des semeurs de peste : Au début, à peine un soupçon, quelques témoignages et une évidence surtout, il n’y avait plus rien à voir. On avait constaté des tâches suspectes sur les murs, on les avait effacées aussitôt. Il planait une rumeur sur la ville. Un homme avait frôlé les murs avec son bras, un jour de pluie.
Rien que des mots qui amplifient des mots.

Cette histoire, j’ai découvert plus tard, à Rome, en lisant les actes du procès[3], pourquoi elle m’avait fascinée. J’avais devant les yeux une aventure improvisée, une histoire inventée, construite sans pensée, sans dessein préalable mais une histoire dont chaque articulation dramatique était consécutive à la torture. Une histoire vraie et contradictoire, pleine de fausses affirmations dont chaque rebond s’inscrivait dans la blessure d’une violence physique, dans les cicatrices d’un corps désigné pour être meurtri.
La torture joue ici le rôle d’un moteur fictionnel de l’histoire.
Je savais dès lors que ce texte constituerait, tel qu’en lui-même, le scénario du film. Il s’agirait de citer, pour l’interroger, le document original du jugement pour qu’il nous délivre, dépouillé de l’appareil critique dont les écrivains l’ont accompagné, la nudité effrayante de cet acte de justice. Il n’était pas question, il n’était pas nécessaire de le réécrire pour le scénariser. Il n’existe aucune histoire plus rigoureuse et exemplaire que la réalité contenue dans les minutes de ce jugement. Une histoire inventée non pour les besoins d’un film, mais pour prêter une réalité à la rumeur, la fiction d’un mal absolu, apporté et répandu dans la ville par un dépeupleur. Une histoire d’avant les souvenirs et les images.
Ce texte, aujourd’hui, a pour moi la limpidité de l’ignorance, de l’impuissance et du malheur.
La lecture de ces actes m’ouvrait à une fiction absolue où je retrouvais toutes les craintes, les peurs, les fantasmes de la maladie et l’expression délirante d’une expérience de la mort. J’y retrouvais aussi la représentation de mes propres fantasmes de souffrance et de mort. Ce texte me confrontait, peut-être, aux seules vraies images qu’aucun film ne pouvait contenir, des images enfouies, des images pestiférées, des images de feu.
Il existe donc, un territoire partagé où ma propre expérience retrouve l’histoire des semeurs de peste. C’est de cette rencontre que le film doit rendre compte. A moi de la faire coïncider, en partie, avec l’expérience du spectateur.
Il me semblait, au début, que le texte devait être appris par cœur et récité face à la caméra par des acteurs, plutôt non professionnels. L’image devait dévoiler le moins possible d’éléments de reconstitution historique du procès. Seul, le regard des personnages face à la caméra et leur visage sur un fond plutôt neutre. Autour des comédiens, peu d’éléments de décor, des tables et des chaises. Une vision frontale de la scène, peu découpée, deux rapports de plan, une construction sobre en écho à l’univers visuel du film ; un fil tendu, en accord avec la nature du procès, inéluctable.
Je n’avais pas l’intention de filmer une lecture du procès mais d’en proposer une reconstitution épurée, comme le fait Alain Cavalier dans Thérèse ou Libera me. Or, sur le plan pratique, je n’avais pas les moyens d’y parvenir, d’autant que le texte, par la banalité de ses propos, ses répétitions, ses erreurs de syntaxe, semblait difficile à mémoriser. J’ai donc intégré au film, comme une contrainte, la nécessité de lire le texte. Les acteurs porteraient une feuille à la main que l’on verrait à l’image ; il s’agirait d’une lecture de théâtre autant que du procès original des semeurs de peste. Je ne sais pas pourquoi l’idée de la lecture ne m’est pas venue simplement. J’ai résisté à cette forme trop arbitraire et consensuelle, presque pauvre. J’ai résisté à partager avec le spectateur cette part d’artifice du film, je voulais qu’il produise l’illusion de sa fabrication et se laisse voir comme un objet parfaitement lisse, sans résistance. Pourtant, c’est en choisissant cette option de la lecture que le film a trouvé simplement sa règle, une rigueur conceptuelle qui permet de l’organiser selon un programme apte à intégrer les différentes situations de mise en scène.
Les acteurs ne rejouent pas le procès, ils en lisent le texte à la caméra, au spectateur. Il ne s’agit pas d’une reconstitution, encore moins d’une répétition du procès original, il s’agit d’une proposition inaugurale. Il s’agit d’une nouvelle temporalité de ce procès par où il se réinvente dans les termes d’une pure fiction. La mise en scène du film repose sur cette double temporalité. Le texte d’une part, dans son historicité, ses procédures judiciaires, sa formulation, ses descriptions de la maladie, ses remèdes. Son mode de transmission d’autre part, une lecture des actes qui fracture le texte, le disjoint et déjoue l’effet de synchronisme d’une reconstitution.
L’ensemble du film se construit à partir de cette proposition simple : Seize acteurs, pour la plupart non-professionnels, viennent lire les actes d’un procès dans le grand salon de la Villa Médicis. Ce sont des gens que j’aime, des amis ou des proches dont il m’intéresse de capter la réaction face à ce texte, dans le grain des voix, dans leur application à lire, jusque dans les lapsus, dans la raideur de leur corps, assis, bras posés sur la table, longtemps après le dernier mot prononcé. Dans un lieu discrètement marqué par l’absence et le vide comme l’est cette salle, tous les accessoires du film sont contemporains des acteurs. Leurs vêtements sont ceux de la vie quotidienne, ils portent leur montre et leurs lunettes. Ces objets ne sont pas ajoutés pour signifier l’époque ; ils ne sont pas soustraits au regard du spectateur, ils sont simplement visibles. Ainsi sont visibles aussi, les micros placés sur les tables pour enregistrer leur voix. Ils sont visibles parce c’est ainsi, face aux acteurs, qu’ils remplissent le plus simplement leur fonction. Ils captent les voix et les incidents sonores du lieu, les bruits de la ville, les sirènes de voiture, tout ce qui fait vaciller le texte et le fait exister dans le mouvement du film.
Une question restée plus longtemps en suspend est celle du traitement cinématographique des scènes de torture. Le principe de la lecture rendait inutile les déplacements dans l’espace et donc la multiplication des lieux : un lieu pour les interrogatoires, un pour la torture. Or, il importait quand même de détacher ces moments du reste du procès. Dans le contexte du film, c’est à l’intérieur même du texte qu’il fallait parvenir à rendre compréhensible ce tourment, sans avoir recours nécessairement à un signe extérieur de violence. Seule la voix des acteurs, par son intonation, pouvait distinguer ces moments du reste des interrogatoires. Là encore, il ne s’agissait pourtant pas de faire entendre la douleur, mais de la rendre sensible, à travers un code par exemple. Avec les acteurs, nous avons expérimenté des formes de décomposition ou de scansion du texte pour aboutir à ce résultat sans en appuyer l’importance, avant de nous fixer sur un effet de ralentissement extrême qui distend la scène et lui confère son autonomie, sans interrompre la continuité de la lecture.
Ce travail aboutit à un film qui place le spectateur au point de convergence d’un réseau de propositions, à partir desquelles l’histoire peut rebondir, chargée tantôt d’une apparence, tantôt d’une autre et repeuplée par notre activité mentale et poétique face aux images et à la voix. Le film propose un questionnement qu’il laisse ouvert, sans affirmation, déplaçant une série d’interrogations et les exposant à la lumière de notre expérience unique et singulière de spectateur.

Le cinéma nous a permis, une fois encore, de revenir de chez les morts, pour découvrir, en filmant, un peu de vie en plus.

Les semeurs de peste

The Sowers of Plague