Les semeurs de peste
The Sowers of Plague
Film
Note d’intention
POUR MEMOIRE
“Les juges qui à Milan, en 1630, condamnèrent aux supplices les plus atroces quelques individus accusés d’avoir propagé la peste, à l’aide de certaines inventions non moins stupides qu’elle étaient horribles, crurent avoir fait une chose tellement digne de mémoire que, dans la sentence même, après avoir ordonné, par surcroît de châtiments, la démolition du logis d’un de ces malheureux, ils décrétèrent encore que, sur l’emplacement de cette maison, serait élevée une colonne qu’on appellerait la Colonne Infâme, avec une inscription chargée de transmettre à la postérité, avec la connaissance du crime, le souvenir de la peine. En quoi ils ne se trompèrent pas. Ce fut là, sans nul doute, un jugement mémorable.”
Alessandro Manzoni. Histoire de la colonne infâme.
LA COLONNE INFÂME
La croyance selon laquelle, la peste était répandue de façon intentionnelle parmi les populations remonte à l’antiquité.
En 1630, une épidémie de peste ravage la Lombardie et le duché de Milan. Elle est l’occasion d’un procès historique.
Deux hommes, Guglielmo Piazza, un commissaire de la santé et Gio Giacomo Mora, un barbier sont accusés d’avoir propagé la maladie dans la ville, au moyen d’onctions pestifères.
Le capitaine de justice les fait arrêter, soumettre à la torture et obtient leurs aveux. Les deux hommes sont condamnés et suppliciés publiquement sur le lieu de leur forfait.
Pour rappeler cet évènement à la mémoire, on érige une colonne à l’emplacement de la maison du barbier Mora.
Aujourd’hui, en lisant les actes de ce procès, il parait clair que les charges retenues contre les accusés à travers leurs aveux et les dépositions des témoins sont de pures fabulations; elles constituent l’expression délirante d’une série de fantasmes autour de la maladie.
Ce texte est hanté par l’imaginaire de la peste.
COMMENT INSPIRER UN FILM DE CE TEXTE
De ce procès historique le film ne donne pas une représentation parce qu’il est trop tard. La seule vraie représentation a eu lieu à Milan le 02 août 1630; représentation macabre où la justice se désigne à travers les attributs de son spectacle : Qu’ils soient conduits sur un chariot jusqu’au lieu habituel du supplice…Devant les lieux où ils ont commis leur crime, qu’à tous deux on coupe la main droite…Que deux trompettes les précèdent…Que l’on entoure l’endroit où l’on rendra justice par des palissades de bois…Que l’on construise un abri couvert…
Comment inspirer un film de ce texte?
Se mettre à la quête d’une ressemblance avec cette histoire de peste et avec ce procès, c’est vouer l’image à une répétition à travers la reconstitution, c’est dérouler l’écran d’une imagerie devant l’absence des images, c’est encore congédier notre éloignement et dissiper notre peur.
Or, le texte du procès, la torture, l’hallucination des témoins, la mort en attente, cet état de peste peut venir impressionner notre regard différemment. Le film doit alors impulser un mouvement où cette histoire n’est plus envisagée à travers les critères de représentation de notre époque mais à l’inverse, où ce passé, cette histoire viennent se projeter sur notre quotidien.
Ce film engage le spectateur à travers une dimension de l’expérience qui ouvre à la représentation. Il ne donne pas à voir l’histoire de la peste, de la maladie et de l’épidémie : cette histoire, le film l’appelle.
Il la convoque à travers un territoire partagé, où la maladie, sa contagion accidentelle et volontaire, sa thérapeutique et sa prophylaxie s’imaginent et s’organisent autour de sécrétions, de liquides et d’humeurs : ces résidus, corps d’inquiétude, de projection et de fantasmes.
En écoutant les pages du procès de Piazza et Mora, il existe une probabilité de se trouver face aux seules vraies images pestiférées qui peuvent exister, des images de feu. Il existe une probabilité que ce texte retrouve notre propre imaginaire de la maladie et, à travers ces vestiges, qu’il nous soit possible de reconnaître l’histoire de Piazza et Mora.
LA QUESTION
Une traduction française de tous les actes du procès concernant Piazza et Mora sert de matière première au film. Ce texte original rassemble les déclarations des témoins et les interrogatoires des accusés.
Dans le scénario, le texte est intentionnellement amputé de l’ensemble des questions posées par les juges, ces questions répétées tout au long du procès et imposées comme vérités aux accusés.
Les questions, toutes les questions s’entendent à travers la réponse des accusés.
Pour le reste, le texte est cité tel qu’en lui-même par les acteurs.
Ainsi, fragmentés et privés de la parole asservissante des juges, ces monologues offrent le récit d’une errance chaotique des accusés. L’incohérence de leur histoire, ses contradictions manifestent le recours à la torture.
C’est dans les interstices de ce texte, ses évidements et ses réserves que le film interroge et révèle ce procès.
Ce film est la chambre d’écho d’une projection imaginaire.
Ainsi, c’est seulement à l’endroit du spectateur que le film se réalise.
DANS LES LIEUX DU FILM
Il y a toujours sur place, des lieux qui cherchent des films.
Depuis 6 mois, je travaille à ce projet de film comme pensionnaire à la Villa Médicis à Rome et c’est naturellement le lieu indiqué pour le tourner.
Le film est constitué, simplement, par une lecture du texte du procès.
Quatorze comédiens, réunis autour d’une table dans le grand salon de la Villa Médicis citent les différentes parties du texte qu’ils adressent directement à la caméra, c’est à dire au spectateur du film.
Ils quittent la table l’un après l’autre, après avoir lu leur rôle. Les derniers à rester présents sont naturellement les deux accusés, Piazza et Mora, assis côte à côte, au centre de l’image.
Lorsqu’ils quittent la table à la fin du texte, la caméra se retourne lentement à 180° et découvre l’installation technique du tournage.
Au milieu de ce décor, un homme assis lit le verdict final du procès.
Le texte est ainsi livré au spectateur du film, comme une substance en devenir d’images.
A lui, à moi, d’y voir ce qu’on veut bien y voir.