Le procès d’Oscar Wilde

The trial of Oscar Wilde

film

Scénario

WILDE 01

WILDE: Le domestique m’a informé qu’un certain Mr. Allen désirait me voir, ou que quelqu’un désirait avoir un entretien privé avec moi. Je suis descendu, j’ai vu cet homme debout dans le hall d’entrée. D’emblée, j’ai eu la sensation que c’était celui qui voulait m’extorquer de l’argent pour cette lettre, d’après les informations que j’avais eues préalablement… Je lui ai dit: «Je suppose que vous êtes ici à propos de ma belle lettre à lord Alfred Douglas.» (Rires.) «Si vous n’aviez pas été assez bête pour en adresser une copie à Mr. Tree, ai-je dit, j’aurais été prêt à payer une très grosse somme en échange de cette lettre, car je la tiens pour une oeuvre d’art.» Il a dit: «Un très curieux montage pourrait se baser sur cette lettre, Mr. Wilde.» À quoi j’ai répondu: «L’art est rarement intelligible aux classes criminelles.» Il a dit: «Quelqu’un m’a proposé soixante livres pour l’avoir.» J’ai dit: «Si vous voulez mon avis, allez trouver ce quelqu’un et vendez-lui ma lettre pour soixante livres.» (Rires.) J’ai dit: «Pour ma part, je n’ai jamais reçu autant d’argent pour un travail en prose d’une longueur aussi réduite mais je suis heureux d’apprendre qu’il y a une personne en Angleterre convaincue qu’une de mes lettres peut valoir soixante livres.» (Rires.) Il a été quelque peu décontenancé par ma réaction, sans doute. Il a dit: «Cet homme est en voyage.» J’ai dit: «Mais il finira bien par revenir. Pourquoi ne pas l’attendre ?» Et j’ai ajouté: «En ce qui me concerne, je puis vous assurer sur mon honneur que je ne donnerai pas un penny en échange de ma lettre à cet homme qui a proposé soixante livres.» Changeant alors un peu d’attitude, il m’a dit qu’il n’avait pas un penny en poche, qu’il était très pauvre et qu’il avait cherché à maintes reprises à me trouver afin de discuter de ce problème. Je lui ai répondu que je ne pouvais couvrir ses dépenses en fiacre mais que je me ferais un plaisir de lui donner un demi-souverain. Il l’a pris et il s’en est allé.

WILDE 02

WILDE: Mon domestique m’a dit: «Lord Queensberry et un autre gentleman attendent dans la bibliothèque.» J’y suis allé aussitôt. Lord Queensberry se tenait devant la fenêtre. Je me suis avancé jusqu’à la cheminée. Lord Queensberry m’a dit: «Asseyez-vous.» J’ai dit: «Je ne vous permets pas de me parler sur ce ton, ni à vous ni à quiconque, ni sous mon toit ni où que ce soit.» J’ai poursuivi: «Je suppose que vous êtes venu présenter vos excuses pour ce que vous avez soutenu à propos de mon épouse et de moi-même dans la lettre que vous avez écrite à votre fils.» J’ai dit: «Avec une telle lettre, je pourrais vous traîner devant un tribunal pour diffamation si je le voulais.» Il a dit: «Cette lettre était confidentielle, puisqu’elle était adressée à mon fils.» J’ai continué: «Comment osez-vous dire de pareilles choses au sujet de votre fils et de moi?» Il a dit: «Vous avez été tous les deux sommairement mis à la porte de l’hôtel Savoy en raison de votre répugnante conduite.» J’ai répondu: «C’est faux.» Il a dit: «Vous avez loué un meublé pour lui à Piccadilly.» J’ai répliqué: «Quelqu’un vous a raconté toute une série de mensonges aberrants sur le compte de votre fils et de moi-même. Je n’ai rien fait de tel.» Il a dit: «Je sais que vous avez été joliment soumis à chantage l’an dernier, pour une répugnante lettre sodomitique que vous avez envoyée à mon fils.» J’ai répondu: «C’était une belle lettre, et je n’écris jamais rien qui ne soit destiné à publication.» Ensuite, je lui ai dit: «Lord Queensberry, nous accusez-vous sérieusement d’être sodomites, votre fils et moi ?» Il a dit: «Je n’ai pas dit que vous étiez cela, mais que vous en aviez l’air et que vous posez à cela, ce qui est tout aussi mal», a-t-il dit, puis: «Si je vous surprends encore avec mon fils dans un restaurant, en public, je vous rosse.» J’ai répondu: «J’ignore ce que sont les règles Queensberry, mais les règles Oscar Wilde commandent de tirer à vue.» (Rires.) Puis: «Quittez cette maison, lord Queensberry.»  Comme il affirmait qu’il n’en ferait rien,  je l’ai prévenu que j’allais devoir demander à la police de le mettre dehors. Il a ajouté:  «C’est un répugnant scandale dans tout Londres.»  J’ai dit: «Si tel est le cas, vous êtes l’auteur de ce scandale, vous et personne d’autre. Les lettres que vous avez écrites à mon encontre sont infâmes, et je vois que vous tentez simplement de détruire votre fils à travers moi.» J’ai poursuivi: «Vous devez partir, maintenant. Je ne tolérerai pas une brute comme vous sous mon toit.» Je suis sorti et j’ai dit à mon domestique: «Voici le marquis de Queensberry, la brute la plus infâme de Londres. Vous ne le laisserez plus jamais entrer chez moi. S’il tente de s’imposer, vous devez faire appeler la police.»

CLARKE 01

CLARKE: Mr Oscar Fingal O’Flahertie Wills Wild,vous êtes le plaignant de cette affaire  ?

CLARKE: Je crois que vous êtes âgé de trente-huit ans  ?

CLARKE: Votre père, feu sir William Wilde, était-il chirurgien à Dublin ?

CLARKE: Président de la commission du recensement ?

CLARKE: Il est décédé il y a quelques années, n’est-ce pas ?

CLARKE: Avez-vous été étudiant au Trinity College de Dublin ?

CLARKE: Et à cette université, avez-vous suivi des études classiques, obtenu une bourse et une médaille d’or en grec ?

CLARKE: Et ensuite, je crois que vous avez été au Magdalen College, à Oxford ?

CLARKE: Études classiques ?

CLARKE: Meilleure note aux «Mods» et aux «Greats» ?

CLARKE: Et vous avez obtenu le prix Newdigate de poésie anglaise ?

CLARKE: Vous êtes venu à Londres tout de suite après ?

CLARKE: Et depuis ce moment, vous vous êtes consacré à l’art et à la littérature ? CLARKE: Je crois que vous avez publié un volume de poèmes dès 1882 ?

CLARKE: Ensuite, avez-vous effectué une tournée de conférences en Amérique ?

CLARKE: Et en Angleterre aussi, si je ne m’abuse ?

CLARKE: Avez-vous, depuis, écrit différents essais  ?

CLARKE: Et au cours des dernières années, vous vous êtes spécialisé dans la littérature dramatique ?

CLARKE: Je crois ne pas me tromper en disant que L’Éventail de Lady Windermere, Une femme sans importance, De l’importance d’être Constant et Un mari idéal sont quatre de vos pièces qui ont été représentées sur les scènes de notre pays ?

CLARKE: Toutes avec succès ?

CLARKE: En l’an 1884, vous avez épousé Miss Lloyd ?

CLARKE: Et vous avez deux fils ?

CLARKE: Depuis votre mariage jusqu’à aujourd’hui, avez vous résidé avec votre épouse Tite Street, à Chelsea, et avez-vous effectué avec elle des séjours à Worthing, Cromer, Goring ?

CLARKE: Et à Torquay ?

CLARKE 02

CLARKE: En 1891, avez-vous fait la connaissance de lord Alfred Douglas ?

CLARKE: A-t-il été amené à votre domicile de Tite Street par un ami commun ?

CLARKE: Je ne sais si vous connaissiez lady Queensberry elle-même avant 1891 ?

CLARKE: Mais à partir de 1891, si ?

CLARKE: Avez-vous été son invité plus d’une fois ?

CLARKE: Avez-vous été son hôte pendant des réunions de famille ?

CLARKE: Votre amitié avec lady Queensberry se poursuit-elle aujourd’hui ?

CLARKE: Depuis qu’il vous a été présenté en 1891, est-il arrivé à lord Douglas de dîner avec vous à votre domicile de Tite Street ?

CLARKE: Avec votre épouse, aussi  ?

CLARKE: Et au club Albemarle  ?

CLARKE: Je crois que Mrs. Wilde appartient aussi à ce club ?

CLARKE: Et lord Alfred Douglas a également séjourné avec vous et votre famille à Cromer ?

CLARKE: Goring ?

CLARKE: Worthing ?

CLARKE: Torquay ?

CLARKE 03

CLARKE: Maintenant, sans entrer dans les détails de cette année-là, j’en arrive à la fin 1892. D’après les souvenirs quevous avez de l’époque, aviez-vous rencontré lord Queensberry avant novembre 1892 ?

CLARKE: En novembre 1892, avez-vous déjeuné en compagnie de lord Alfred Douglas au Café Royal, Regent Street ?

CLARKE: Dans la salle principale, non dans un salon privé ?

CLARKE: Lord Queensberry est-il entré dans cette salle ?

CLARKE: Répondez juste «oui» ou «non» à la question suivante: aviez-vous alors connaissance d’une mésentente entre lord Queensberry et lord Alfred Douglas?

CLARKE: Et à votre suggestion, lord Alfred est-il allé trouver son père, lui a-t-il serré la main et lui a-t-il parlé ?

CLARKE: Lord Queensberry s’est-il alors approché et assis à déjeuner avec vous ?

CLARKE: Vous rappelez-vous que lord Alfred a dû prendre congé plus tôt ?

CLARKE: Et ensuite, après son départ, lord Queensberry est-il resté converser avec vous ?

CLARKE: Puis, de novembre 1892 à mars 1894, vous n’avez pas revu lord Queensberry, est-ce exact ?

CLARKE: Mais en 1893, vous est-il parvenu que des lettres que vous aviez adressées à lord Alfred Douglas étaient tombées en possession d’une certaine personne ?

CLARKE: Vous souvenez-vous du nom de cet homme ?

CLARKE: Quel est-il ?

CLARKE: Il s’est présenté chez vous et il vous a parlé de cette lettre ?

CLARKE: Qu’avez-vous répondu ?

CLARKE: Cette lettre est depuis lors demeurée en votre possession ?

CLARKE: Et vous l’avez déposée devant cette cour aujourd’hui ?

CLARKE 04

CLARKE: Bien. J’en arrive à la fin de l’an 1893. Je crois que lord Alfred Douglas s’est rendu au Caire dans cette période ?

CLARKE: Et à son retour, avez-vous déjeuné avec lui au Café Royal, à nouveau, et lord Queensberry est-il entré à ce moment ?

CLARKE: A-t-il déjeuné avec vous ?

CLARKE: Il vous a serré la main, à l’un et à l’autre ?

CLARKE: Et il s’est montré parfaitement amical ?

CLARKE: Et je crois que vous avez conversé sur divers sujets, notamment l’Égypte ?

CLARKE: Peu après cette rencontre au Café Royal… Et je vous prierai de répondre à mes questions par «oui» ou «non», quand vous le pourrez… Peu après cette rencontre, donc, avez-vous eu connaissance de ce que lord Queensberry se livrait à des insinuations à votre propos, à propos de votre personnalité et de votre comportement ?

CLARKE: Ces insinuations n’étaient pas exprimées dans  des lettres à vous adressées, je pense ?

CLARKE: Bien. Plus tard cette année-là, à la fin juin, si je ne m’abuse, il y a eu une rencontre entre lord Queensberry et vous.

CLARKE: Où était-ce ?

CLARKE: Vers quelle heure était-ce ?

CLARKE: Lord Queensberry avait-il pris rendez-vous ?

CLARKE: Dans quelle pièce cette rencontre a-t-elle eu lieu ?

CLARKE: Que s’est-il passé ?

CLARKE: Et là, qu’est-il arrivé ?

CLARKE 05

CLARKE: J’en viens au tout début de cette année, au 14 février dernier. La première représentation de votre pièce, De l’importance d’être Constant, était-elle prévue au St James’s Theatre à cette date ?

CLARKE: Ce jour-là, certaines informations vous sont-elles parvenues du théâtre, et d’autres personnes, relatives à lord Queensberry ?

CLARKE: Le soir de la représentation, vous vous êtes rendu au théâtre, je crois ?

CLARKE: Et la pièce a-t-elle rencontré un certain succès ?

CLARKE: À la fin du spectacle, je crois que vous êtes monté sur scène pour vous incliner devant les applaudissements ?

CLARKE: Et saviez-vous que la police était de garde au théâtre, ce soir-là ?

CLARKE: Et lord Queensberry n’a pas été autorisé à entrer ?

CLARKE: Il a tenté de s’introduire au balcon, je pense, mais l’accès lui a été refusé.Avez-vous connaissance de ce que lord Queensberry avait déposé un bouquet de légumes au théâtre ?

CLARKE: En conséquence de ces événements du 14 février, avez-vous aussitôt consulté un avocat, mais décidé de n’entreprendre aucune action en justice à cet égard?

CLARKE: Je crois que vous vous trouviez hors du pays quelques jours avant la première représentation de cette pièce ?

CLARKE: Et la première fois où vous vous êtes rendu au club Albemarle après votre retour en Angleterre était le 28 février, n’est-ce pas ?

CLARKE: Ce jour-là, avez-vous reçu du portier du club, la carte  présentée en tant que preuve devant cette cour ?

CLARKE: À l’exception des lettres que vous avez mentionnées, lettres que lord Queensberry a qualifiées de «confidentielles»,  était-ce la première fois qu’une telle affirmation dommageable à votre réputation était faite par écrit ?

CLARKE: Après avoir reçu cette carte le 28 février, avez-vous aussitôt donné des consignes à votre avocat ?

CLARKE: Un mandat d’arrêt a-t-il été délivré le lendemain ?

CLARKE: Et mis en exécution le 2 mars ?

CARSON 01

CARSON: Vous êtes né, je crois, le 16 octobre 1854 ?

CARSON: Cela vous donne un peu plus de quarante ans. Puis-je vous demander si par hasard vous connaîtriez l’âge de lord Alfred Douglas ?

CARSON: Puis-je en conclure qu’il avait vingt, vingt et un ans lorsque vous avez fait sa connaissance ?

CARSON: En référence à votre entrevue avec lord Queensberry, si j’ai bien compris votre déposition, il s’est montré cordial envers vous à chacune des rencontres que vous avez eues, jusqu’à l’entrevue à votre domicile de Tite Street dont il a été question ?

CARSON: Et il n’a manifesté aucune tendance inamicale, si je ne m’abuse ?

CARSON: Avant cette entrevue à votre domicile, aviez-vous reçu de lui une lettre en date du 3 avril dans laquelle il déclarait qu’il ne désirait pas que vous poursuiviez la fréquentation de son fils ?

CARSON: En êtes-vous tout à fait sûr ?

CARSON: Mais à la fin de cette entrevue à Tite Street, vous n’aviez aucun doute que, à tort ou à raison, il ne souhaitait pas que cette fréquentation se poursuive ?

CARSON: Je pense être en mesure d’assurer, Mr. Wilde, que, nonobstant les protestations de son père ce jour-là, vous êtes resté très intime avec lord Alfred Douglas jusqu’à aujourd’hui ?

CARSON: Que vous avez séjourné avec lui en plusieurs endroits ?

CARSON: À Oxford ?

CARSON: À Brighton ?

CARSON: En plusieurs occasions ?

CARSON: Êtes-vous allé ailleurs avec lui ?

CARSON: Dans divers hôtels à Londres ?

CARSON: Dont deux Albemarle Street ?

CARSON: Le Savoy ?

CARSON: Je crois que vous vous êtes également rendu à l’étranger avec lui ?

CARSON: Et encore récemment, je crois ?

CARSON: À Monte-Carlo ?

CARSON 02

CARSON: Vous avez séjourné à Brighton, n’est-ce pas ?  Au 26, Kings Road ?

CARSON: Est-ce à cette adresse, au 26, Kings Road, que vous avez rédigé votre article pour The Chameleon ?

CARSON: Et vous avez noté, je suppose, qu’il se trouvait aussi des poèmes de lord Alfred Douglas dans cette même revue, The Chameleon ?

CARSON: Les avez-vous appréciées ?

CARSON: Extrêmement beaux ?

CARSON: Il y en a un qui est un «Éloge de la honte» ?

CARSON: Et l’autre, «Deux amours» ?

CARSON: Ces deux amours étaient deux garçons ?

CARSON: Dont l’un appelle son amour «amour vrai» ?

CARSON: Et l’amour éprouvé par l’autre garçon est «la honte» ?

CARSON: Pensez-vous qu’il y a là des allusions inconvenantes ?

CARSON 03

CARSON: Avez-vous lu «Le prêtre et l’acolyte» ?

CARSON: Et vous avez été absolument convaincu qu’il ne s’agissait pas d’une contribution malséante ?

CARSON: Je crois que vous êtes dans l’opinion, Mr. Wilde, qu’il n’existe pas de livre immoral ?

CARSON: Vous avez cette opinion ?

CARSON: En ce cas, je suppose que je serais en mesure de dire que, à votre avis, ce texte n’était pas immoral  ?

CARSON: C’est l’histoire, n’est-ce pas, d’un prêtre qui tombe amoureux de l’enfant qui l’assiste pendant la messe ?

CARSON: Qui conçoit de la passion pour lui ?

CARSON: Et alors que cette passion a été conçue pour lui, le jeune acolyte est découvert dans la chambre du prêtre ? Et un scandale s’ensuit ?

CARSON: Avez-vous estimé que ce texte était blasphématoire ?

CARSON: Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.

CARSON: L’avez-vous trouvé blasphématoire, sir ?

CARSON: Je veux voir quelle position vous affectez, à quoi vous posez en la matière.

CARSON: Je vous demande pardon. Je veux voir exactement la position que vous adoptez vis-à-vis de cette publication, sir, et je veux savoir si vous la considérez blasphématoire.

CARSON: J’ai bien d’autres questions à vous poser. Allez-vous répondre oui ou non, enfin ? Vous êtes un gentleman et comprenez parfaitement les questions. Eh bien, avez-vous considéré cette histoire, «Le prêtre et l’acolyte», l’avez-vous tenue pour une oeuvre blasphématoire, oui ou non ?

CARSON: Très bien. Je suis satisfait de cette réponse.

CARSON: Mr. Wilde. Je ne vous accuse d’aucune façon d’avoir publié ce texte, et j’ai pris note que vous aviez exprimé votre désapprobation à son sujet. Là où je voulais en arriver, c’est «ce que» vous désapprouviez dans ce texte.

CARSON: Écoutez ceci, Mr. Wilde. Est-ce seulement d’un «point de vue littéraire» que vous désapprouveriez ce passage ? «À l’instant où le petit communia, Ronald tomba à genoux à côté de lui et vida le calice jusqu’à l’ultime goutte avant de le poser à terre. Puis il passa ses bras autour du beau corps de son servant tant chéri. Leurs lèvres s’unirent en un dernier baiser d’amour sublime, et tout fut terminé.»

CARSON: De répugnantes quoi ?

CARSON: Rien de plus ?

CARSON: Et moi, Mr. Wilde, je pense que vous admettrez que toute personne ayant eu une quelconque relation avec cet article, ou s’étant permis d’approuver publiquement cet article, poserait au sodomite ?

CARSON: Vous ne pensez pas ainsi ?

CARSON: Ce que je vous demande, c’est ceci : en supposant qu’une personne a été liée à cette publication ou l’a approuvée en public, diriez-vous que cette personne pose au sodomite ?

CARSON: C’est tout ce que vous diriez ? Un très mauvais goût littéraire ?

CARSON 04

CARSON: Êtes-vous d’accord avec ces «Sentences philosophiques»,  le premier article de cette revue ? Votre contribution à cette revue ?

CARSON: Pensez-vous qu’il s’agissait de maximes susceptibles d’entretenir l’immoralité parmi les jeunes gens ?

CARSON: Puis-je en déduire que vous n’avez cure qu’ils aient un effet moral ou immoral ?

CARSON: Mais je ne me trompe pas si je dis que vous ne vous posez pas cette question lorsque vous en venez à écrire ces choses ? Vous ne considérez pas l’effet consistant à créer de la moralité ou de l’immoralité ?

CARSON: Et je pense que je puis aller jusqu’à estimer que, dans votre travail, vous posez à celui qui ne se sent pas concerné par la moralité ou l’immoralité ?

CARSON: C’est l’un de vos mots favoris, «poser», n’est-ce pas ?

CARSON: Écoutez, Mr. Wilde. Voici l’une de vos «Sentences philosophiques à l’usage de la jeunesse»: «La perversité est un mythe inventé par les bonnes gens pour expliquer l’étrange attrait qu’exercent les autres.» (Rires.)

CARSON: Vous croyez que cela soit vrai ?

CARSON: Vous avez dit «rarement» ?

CARSON: Rien de ce que vous écrivez n’est vrai ?

CARSON: «Les religions meurent quand il a été prouvé qu’elles étaient vraies» ?

CARSON: Est-ce vrai ?

CARSON: J’aimerais juste entendre votre opinion sur ce point : pensez-vous que cette citation que je viens de faire était un axiome assez prudent pour être proposé en tant que «Sentence philosophique à l’usage de la jeunesse» ?

CARSON: «Qui dit la vérité sera démasqué tôt ou tard» ?

CARSON: Mais vous trouvez que c’est un axiome à valeur éducative, bon pour la jeunesse ?

CARSON: Que cela soit moral ou immoral ?

CARSON: Ah ? Il n’y a pas de pensées immorales, alors ?

CARSON: Écoutez ceci: «Le plaisir est la seule chose qui vaille de vivre; rien ne vieillit comme le bonheur.» Pensez-vous que le plaisir soit le seul but de l’existence ?

CARSON: «Toute préoccupation à propos de ce qui est bien ou mal dans le comportement témoigne d’une atrophie intellectuelle» ?

CARSON: Je vous demande si telle est votre opinion, en effet.

CARSON: Dans ce cas, pourquoi l’avez-vous retenue comme «Sentence philosophique à l’usage de la jeunesse» ?

CARSON: «Toute vérité cesse d’en être une dès que plus d’une personne y croit» ?

CARSON: Vous pensez que c’est juste ?

CARSON: «La condition de la perfection est de ne rien faire» ?

CARSON: C’est vrai ?

CARSON: Maintenant, sir, je vous pose cette question: qu’opinerait n’importe qui quant à l’effet produit par la publication de pareilles «Sentences philosophiques» en addition à un article tel que «Le prêtre et l’acolyte» ?

CARSON 05

CARSON: Maintenant, je voudrais vous poser quelques questions au sujet de cette lettre qui vous a été rapportée.

CARSON: Si j’ai bien compris, il s’agit d’une lettre que vous aviez écrite à lord Alfred Douglas?

CARSON: C’était une réponse à quelque chose qu’il vous  avait envoyé?

CARSON: Se présentait-elle comme elle est ici, dans une enveloppe ?

CARSON: Est-ce une lettre ordinaire?

CARSON: «Mon garçon à moi…»

CARSON: Est-ce ordinaire, cela ?

CARSON: Je suppose que vous conviendrez, Mr. Wilde, qu’un homme de votre âge s’adressant à un autre homme de près de vingt ans son cadet en lui donnant du «mon garçon à moi», vous conviendrez que ce n’est guère convenable?

CARSON: Pas du tout?

CARSON: Est-ce que vous l’adoriez?

CARSON: «Ton sonnet est charmant, et c’est une merveille que ces lèvres vermeilles qui sont les tiennes soient aussi bonnes pour la musique des mots que pour l’égarement des baisers.»

CARSON: Avez-vous l’intention de me dire, sir, que ceci était une manière naturelle et convenable de s’adresser à un jeune homme ?

CARSON: Et en laissant l’art de côté ?

CARSON: En laissant l’art de côté !

CARSON: Supposons qu’un homme, qui ne serait pas un artiste, ait écrit cette même lettre à un beau jeune homme, d’une vingtaine d’années plus jeune que lui. Diriez-vous qu’il s’agit d’une lettre naturelle et convenable ?

CARSON: Supposons qu’un homme nourrisse un amour immoral et contre nature envers un garçon ou un jeune homme… C’est déjà arrivé, je pense ?

CARSON: Et il s’adresse à lui en des termes qu’il aurait probablement utilisés dans une lettre d’amour. Pourrait-il utiliser ce langage ?

CARSON: Il n’y a rien de très de très extraordinaire dans ces «lèvres vermeilles aussi bien faites pour la musique des mots que pour l’égarement des baisers».

CARSON: Y a-t-il quoi que ce soit d’extraordinaire dans ce que je viens de lire?

CARSON: Une belle phrase ?

CARSON: «Ton âme tranquille et dorée…»

CARSON: «Ton âme agile et dorée avance entre passion et poésie.»

CARSON: C’est une belle phrase, également ?

CARSON: Je ne prétends pas être un artiste, Mr. Wilde.

CARSON: Et si vous me permettez de le dire, à vous entendre témoigner, je suis heureux de n’en être pas un.

CARSON 06

CARSON: En ce qui concerne Dorian Gray, l’autre texte auquel il a été fait référence, je crois que vous l’avez publié tout d’abord dans le Lippincott’s Magazine ?

CARSON: Il y a eu un bon nombre de critiques écrites à son sujet ?

CARSON: Et je crois que vous en avez remarqué une particulièrement ? Celle parue dans le Scots Observer.

CARSON: Le critique a écrit ceci: «Ce récit, en s’attachant à des agissements qui relèveraient  seulement du département des enquêtes criminelles ou d’un jugement à huis clos, déshonore son auteur comme son éditeur.»

CARSON: «Mr. Wilde a de l’esprit, du savoir-faire et du style mais s’il peut seulement écrire à l’intention d’aristocrates délinquants et de télégraphistes pervertis, le plus tôt il se recyclera dans la confection, ou tout autre métier honnête, le mieux ce sera pour sa réputation et pour la morale publique.»

CARSON: Vous avez composé une réponse à cette critique, dans laquelle vous affirmez ceci à la fin : «Pour le développement du récit, il était nécessaire, sir, d’entourer Dorian Gray d’une atmosphère de corruption morale. Sans cela, l’histoire n’aurait pas eu de sens ni l’intrigue de portée. Conserver cette atmosphère dans le vague, l’indéterminé, le merveilleux, était l’objectif de l’artiste qui l’a écrite. Tout homme voit ses propres péchés en Dorian Gray. Quels sont ceux de Dorian Gray, nul ne le sait. Celui qui les découvre les y aura lui-même placés.»

CARSON: Ainsi, vous permettez de déduire, je crois, que les péchés de Dorian Gray, ou du moins certains d’entre eux, pourraient être la sodomie ?

CARSON: J’assume donc que certaines personnes, ayant lu ce livre, pourraient raisonnablement penser qu’il y est bien question de sodomie ?

CARSON 07

CARSON: Ceci est votre préface à Dorian Gray ?

CARSON: «Il n’y a pas de livre moral ou de livre immoral. Tous les livres sont soit bien écrits, soit mal écrits. Un point, c’est tout» ?

CARSON: Cela résume votre opinion ?

CARSON: Puis-je en conclure que, aussi immoral qu’un livre puisse être, il restera un bon livre s’il est bien écrit ?

CARSON: Un livre bien écrit qui défendrait des opinions sodomitiques pourrait être un bon livre ?

CARSON: Comment ?

CARSON: Bien. Nous dirons que, selon vous, un roman sodomitique peut être un bon livre.

CARSON: Vous ne savez pas ?

CARSON: Eh bien, je vous suggère Dorian Gray. Est-il possible de l’interpréter comme un livre sodomitique ?

CARSON: Un «ignare» qui lirait Dorian Gray pourrait-il y voir un livre sodomitique ?

CARSON: La majorité des gens tomberait dans votre définition des «philistins» et des «ignares», n’est-ce pas ?

CARSON: Mais la majorité, j’ai dit. Pensez-vous que la majorité des gens soit à la hauteur de la pose que vous prenez devant nous, Mr. Wilde, ou soit assez instruite pour cela ?

CARSON: Pas suffisamment cultivée pour établir la distinction que vous avez faite entre un bon et un mauvais livre ?

CARSON: L’affection et l’amour que le peintre éprouve envers Dorian Gray, tels que votre livre les décrit, pourraient conduire un être ordinaire à croire qu’ils ont une tendance sodomitique, ne croyez-vous pas ?

CARSON: Ah, je vois… Mais vous n’empêchez pas les êtres ordinaires d’acheter votre livre.

CARSON 08

CARSON: Maintenant, écoutez ceci.  Il s’agit d’une conversation entre lord Henry Wotton et le peintre Basil Hallward :

«“Je veux que vous m’expliquiez pourquoi vous refusez d’exposer le portrait de Dorian Gray. J’en veux la raison véritable.
«– Je vous l’ai donnée.
«– Ce n’est pas vrai. Vous m’avez dit que c’était parce que vous y aviez mis trop de vous-même. Allons, cela est puéril.
«– La raison qui me fait refuser d’exposer ce portrait est que j’ai peur d’y voir montré le secret de mon âme.”
«Lord Henry se mit à rire. “Et quel est-il ? demanda-t-il.
«– Je vais vous le dire”, annonça Hallward, mais une expression de perplexité marqua soudain son visage… Il y a deux mois, je me rendis à une soirée chez lady Brandon. Vous savez que nous autres, pauvres artistes, devons nous montrer de temps à autre en société, simplement pour rappeler au public que nous ne sommes pas des sauvages. Quoi qu’il en soit, après avoir passé dix minutes dans la pièce, parlé à d’énormes douairières trop attifées et à des académiciens raseurs, je me rendis soudain compte que quelqu’un me regardait. Me retournant à demi, je vis pour la première fois Dorian Gray. Quand nos regards se croisèrent, je me sentis pâlir. Une étrange sensation de terreur s’empara de moi. Je sus que je me trouvais face à quelqu’un dont la personnalité était en elle-même si fascinante que si je laissais les choses aller leur cours, elle absorberait tout mon être, toute mon âme, et jusqu’à mon art. Je ne voulais subir dans ma vie aucune influence extérieure. Vous savez vous-même, Harry, combien je suis par nature indépendant. J’ai toujours été mon propre maître ou, plutôt, je l’ai été jusqu’au moment où j’ai rencontré Dorian Gray. En cet instant… Mais je ne sais comment vous l’expliquer. Quelque chose, j’en ai eu l’impression, me disait que j’étais au bord d’une crise terrible. J’éprouvai le sentiment étrange que le Destin allait m’offrir des joies exquises et d’exquises souffrances. Je compris que si je parlais à Dorian je deviendrais entièrement à sa dévotion, et que je devais donc m’en abstenir. »

CARSON: Maintenant, Mr. Wilde, je vous demande ceci : considérez-vous que les sentiments d’un homme envers un jeune garçon à peine arrivé à l’âge adulte ainsi décrits sont convenables, ou non ?

CARSON: Vous estimez que c’est un genre de sentiment moral, de la part d’un homme envers un autre homme bien plus jeune que lui ?

CARSON: Maintenant, écoutez… Écoutez la description donnée par le peintre, et sa confession à Dorian. Écoutez, je vous prie, Mr. Wilde.

« Il est vrai que je t’ai chéri avec bien plus de douceur  de sentiment qu’un homme accorde habituellement à un ami. Il se trouve que je n’ai jamais aimé une femme, peut-être parce que je n’en ai jamais eu le temps.  Peut-être, comme le dit Harry, une grande passion véritable est-elle l’apanage de ceux qui n’ont rien à faire, et reste l’usage des classes oisives d’une nation. Dès l’instant où je t’ai rencontré, ta personnalité a exercé sur moi une influence absolument extraordinaire. Je dois admettre que je t’ai follement adoré, de façon extravagante, absurde. J’étais jaloux de tous ceux à qui tu parlais. Je te voulais tout entier pour moi. Je n’étais heureux qu’en ta compagnie. Quand tu étais loin de moi, tu étais encore présent dans mon art. Tout cela était une erreur, une erreur stupide. Cela l’est encore. Bien sûr je ne t’ai jamais rien dit de tout cela. C’eût été impossible. Tu n’aurais pas compris; c’est à peine si je comprenais moi-même. […] Un jour, je décidai de peindre un magnifique portrait de toi. […] Ce devait être mon chef-d’oeuvre, c’est mon chef-d’oeuvre ! Mais je sais qu’à mesure que j’y travaillais, chaque copeau, chaque couche de peinture me semblait révéler mon secret. J’eus peur que le monde ne découvre mon idolâtrie. Je sentis, Dorian, que j’en avais trop dit. C’est alors que je résolus de ne jamais permettre que le portrait fût exposé.”»

CARSON: Mr. Wilde, soutenez-vous que ce passage décrit des sentiments naturels de la part d’un homme envers un autre ?

CARSON: Pensez-vous que ce passage amène à la conclusion que le sentiment existant entre ces deux hommes n’était pas naturel, ni moral ?

CARSON: Avez-vous jamais éprouvé ce genre de sentiment envers un jeune homme, vous-même ?

CARSON: Non. Un sentiment qui serait adéquatement décrit par les termes que vous avez utilisés dans ce passage. Ceux que je viens à l’instant de lire: «Je dois admettre que je t’ai follement adoré, de façon extravagante, absurde. J’étais jaloux de tous ceux à qui tu parlais…»

CARSON: Puis-je en déduire que vous-même, en tant qu’artiste, n’avez jamais connu un sentiment envers un jeune homme tel que le décrit ce passage ?

CARSON 09

CARSON: En référence à votre vie personnelle, donc, vous n’avez aucune expérience de ce que ceci pourrait être un sentiment naturel de la part d’un homme envers un homme plus jeune ?

CARSON: «Je dois admettre que je t’ai follement adoré»: avez-vous déjà «follement adoré» un jeune homme, votre cadet de quelque vingt et un ans ?

CARSON: Eh bien, adoré, à tout le moins ?

CARSON: Le terme était «adoré».

CARSON: «Adoré», sir ?

CARSON: On ne vous demande pas de vous élever, mais de rester au niveau de vos propres termes.

CARSON: Je veux une réponse à cette simple question:  avez-vous jamais éprouvé ce sentiment de folle adoration  envers une belle personne de sexe masculin plus jeune que vous de plusieurs années ?

CARSON: J’imagine que vous trouvez cela très spirituel ?

CARSON: Je vous demande de répondre par oui ou par non à ma question, sir.

CARSON: Vous n’avez jamais éprouvé le sentiment que vous décrivez, donc ?

CARSON: Avez-vous jamais adoré de façon extravagante ?

CARSON: Vraiment ?

CARSON: J’espère que je me montrerai très clair avant d’en avoir fini avec vous. «J’étais jaloux de tous ceux à qui tu parlais»: avez-vous jamais été jaloux ?

CARSON: Jamais ?

CARSON: «Je te voulais tout entier pour moi»: avez-vous jamais éprouvé ce sentiment ?

CARSON: Puis-je en conclure, Mr. Wilde – parce que c’est une question que je vous posais en général, et je noterai votre réponse dans un sens ou dans l’autre – puis-je en conclure que vous n’avez jamais vous-même éprouvé le sentiment que vous décrivez là comme le sentiment de cet artiste envers Dorian Gray ?

CARSON: «J’eus peur que le monde ne découvre mon idolâtrie»:  pourquoi craignait-il qu’on la découvre ? Y avait-il quelque chose  à dissimuler ?

CARSON: Et ces pauvres gens qui n’ont pas votre hauteur d’esprit, pourraient-ils l’assimiler à quelque chose de mal ?

CARSON: Et de sodomitique ?

WILDE 01

WILDE: Du point de vue de la littérature, je trouve « Le prêtre et l’acolyte » tout à fait malséant.

WILDE: Pour un homme de lettres, il est impossible de juger un texte autrement que par ses défauts littéraires. Par  «littérature», évidemment, on entend le traitement du thème, le choix du thème, tout… Ce que je veux dire, c’est que je ne pourrais critiquer un livre comme s’il s’agissait d’un fragment de réalité. Je crois que le choix était mauvais, le thème aussi, et le style extrêmement mauvais, et tout le traitement du sujet mauvais. Mauvais  !

WILDE: Et le thème aussi. Mais il aurait pu être beau, traité autrement.

WILDE: Oui.

WILDE: Il est pire que cela: il est mal écrit. (Rires.)

WILDE: Oui.

WILDE: Dans le récit, j’ai compris que cette passion n’était pas physique, mais puisque vous avez dit «de la passion», ce n’est qu’un détail…

WILDE: Je ne suis pas responsable de cela.

WILDE: Mon impression, c’est que le vicaire arrive déjà au courant du scandale, mais je suis prêt à accepter votre interprétation.

WILDE: Je ne l’ai lue qu’une fois, et rien ni personne ne pourra m’obliger à la relire. Vous ne pouvez me soumettre à examen quant aux détails de cette histoire. Je n’ai que faire de ce texte.

WILDE: J’ai pensé que la fin, le récit de la mort, était une violation de tous les canons artistiques régissant la beauté.

WILDE: C’est la seule réponse que je puisse vous donner.

WILDE: Oui.

WILDE: Cela n’est pas une manière de me parler. À quoi je pose ? Je ne pose à rien.

WILDE: Ma réaction a été l’aversion et le dégoût.

WILDE: Je ne l’ai pas considérée comme une oeuvre blasphématoire.

WILDE: Je l’ai trouvée répugnante.

WILDE: Vous ne pouvez m’interroger là-dessus  ! Je pense que c’est affreux. «Blasphématoire», ce n’est pas un mot que j’emploie. Je pense que ce texte est affreux et répugnant.

WILDE: Ce n’est pas le mot que j’ai employé moi-même. C’est un mot qui vous appartient.

WILDE: Je n’ai pas eu l’impression que c’était l’intention de l’auteur.

WILDE: Je ne vois pas pourquoi vous voulez m’arracher ce mot de la bouche. Ce n’est pas mon texte, ce ne sont pas mes mots !

WILDE: Ce que j’ai désapprouvé, c’est le ton, le style, le traitement, le thème, tout, du début à la fin.

WILDE: Je pense que ce sont de répugnantes fadaises.

WILDE: Je trouve que c’est déjà bien assez.

WILDE: Non. Si vous demandez mon avis, moi qui ai aussi contribué à cette revue, je pense que ce texte est déplacé et qu’il aurait dû être retiré.

WILDE: Je dirais que cette personne a un très mauvais goût en littérature.

WILDE: Je pense que cette chose est épouvantable. Je ne vois pas pourquoi je devrais subir un contre-interrogatoire sur quelque chose que je rejette. C’est inadmissible.

WILDE: Je parlais du texte ! Je le trouve totalement inadmissible.

WILDE 02

WILDE: Mes écrits ne visent jamais à produire d’autre effet que celui de la littérature.

WILDE: Oui, de la littérature.

WILDE: Je ne pense pas qu’un livre ou une oeuvre d’art, quels qu’ils soient, produisent un quelconque effet ni induisent un quelconque comportement. Je ne crois pas à cela.

WILDE: Certainement pas.

WILDE: Je ne sais si vous employez ce terme de «poser» dans un sens particulier.

WILDE: Je ne «pose» pas, dans mon travail. Je l’accomplis, qu’il s’agisse d’écrire une pièce, un livre, ou autre. Je me préoccupe exclusivement de la littérature, c’est-à-dire de l’art. Le but n’est pas de faire le bien ou le mal, mais d’essayer de créer quelque chose qui aura une certaine forme de beauté, quelque chose qui sera contenu par de la beauté, de l’intelligence et de l’émotion.

WILDE: Oui.

WILDE: Je crois rarement que ce que j’écris soit vrai. (Rires.)

WILDE: Oui, rarement. J’aurais pu dire «jamais».

WILDE: Représenter délibérément des instants de paradoxe, d’amusement, d’absurdité, de n’importe quoi, oui… Mais certainement pas «vrai» au sens de calquer les véritables circonstances de la vie. Je m’en voudrais de penser ainsi.

WILDE: Oui, je maintiens.

WILDE: Oui… C’est une ouverture sur la philosophie de l’intégration de la religion à la science… Une question bien trop vaste pour s’y engager maintenant.

WILDE: Très stimulant pour l’esprit, je dirais. (Rires.)

WILDE: Oui, je pense que c’est un très réjouissant paradoxe, mais je ne le vendrais pas comme le meilleur des axiomes. (Rires.)

WILDE: Tout ce qui stimule l’esprit des gens, à quelque âge que ce soit, est bon pour eux. (Rires.)

WILDE: Oui, tout.

WILDE: La pensée n’est jamais ni l’un, ni l’autre.

WILDE: Non. Il y a des sentiments immoraux, mais la pensée est un processus de l’intellect. C’est en tout cas ainsi que j’emploie ce mot.

WILDE: Je crois que l’épanouissement personnel est le but primordial de la vie. Je crois que s’épanouir par le plaisir est plus bel et bon que de le faire par la souffrance. C’est l’idéal païen de l’accomplissement humain par le bonheur, en opposition à l’idée plus tardive, et peut-être plus grande, d’un accomplissement par la souffrance. J’étais et je suis, sur ce plan, entièrement du côté des Anciens, des Grecs, des… philosophes. (Rires.)

WILDE: Oui.

WILDE: Parce que, si vous me permettez de répondre, cette phrase contient une demi-vérité. Rien qu’une demi-vérité, exprimée délibérément sous une forme très perverse et paradoxale.

WILDE: Oui.

WILDE: En dernière instance, oui, je le pense. En fait,  ce que cela signifie, c’est que la  même vérité  ne peut jamais être perçue par deux esprits différents. Qu’à chaque esprit correspond sa propre vérité.

WILDE: Oh oui, je pense que oui. La moitié de cette remarque est vraie.

WILDE: À moitié. J’estime que la vie contemplative est la plus haute des existences, et je pense que cela a été reconnu à la fois par le philosophe et par le saint.

WILDE: Tout de suite, j’ai vu que ces maximes, qui étaient conçues pour être parfaitement absurdes, paradoxales, amusantes, bref tout ce que l’on apprécie, j’ai vu qu’elles allaient être prises au sérieux. C’est bien cela qui m’a contrarié.

WILDE 03

WILDE: Oui. Une réponse à un poème qu’il m’avait envoyé.

WILDE: Non, certainement pas une lettre ordinaire.

WILDE: Non, j’ai dit qu’elle ne l’était pas.

WILDE: Pas si j’éprouvais de la tendresse pour lui. Je ne pense pas.

WILDE: Si j’appelle quelqu’un «mon garçon», je dis «mon garçon à moi». J’avais de l’affection pour lord Alfred Douglas. J’en ai toujours eu.

WILDE: Non. Je l’aimais.

WILDE: Oui.

WILDE: Je pense que c’était une belle lettre, oui. Vous me demandez si elle était «convenable»? Vous pourriez aussi bien me demander si Le Roi Lear est convenable, ou un sonnet de Shakespeare… C’était une magnifique lettre. Elle n’avait pas été écrite dans le but de respecter les convenances, mais dans celui de créer de la beauté.

WILDE: Ah ! je ne peux pas !

WILDE: Je ne puis répondre à aucune question en laissant l’art de côté.

WILDE: Oui.

WILDE: Un homme qui ne serait pas un artiste ne pourrait jamais écrire une telle lettre. (Rires.)

WILDE: Parce que personne ne le pourrait, sinon un artiste.

WILDE: Oui.

WILDE: Il ne pourrait certainement utiliser le langage que j’ai employé, à moins d’être un lettré et un artiste. Il n’en serait pas capable.

WILDE: La littérature dépend de la manière dont on la lit, Mr. Carson. Ceci doit être lu de façon différente.

WILDE: Oui. Je crois que c’est une belle phrase.

WILDE: Oui, une belle phrase.

WILDE: Pas quand vous la lisez, Mr. Carson. Lorsque je l’ai écrite, elle était belle. Vous l’avez très mal lue.

WILDE: Alors ne me la lisez pas.

WILDE 04

WILDE: Mon opinion sur l’art, oui.

WILDE: S’il est bien écrit, un livre produira une sensation de beauté, qui est le plus noble sentiment dont l’homme soit capable. S’il est mal écrit, il provoquera une sensation de dégoût.

WILDE: Aucune oeuvre d’art ne défend quoi que ce soit, jamais.

WILDE: Aucune oeuvre d’art ne défend d’opinion. Les opinions appartiennent aux gens qui ne sont pas des artistes. Il n’y a pas d’opinion dans une oeuvre d’art.

WILDE: Je ne sais pas ce que vous entendez par «roman sodomitique».

WILDE: Non.

WILDE: Seulement pour des brutes épaisses. Seulement pour les ignares. Je devrais peut-être dire «pour des brutes épaisses et pour les ignares».

WILDE: Les opinions des philistins sur l’art ne peuvent être comptées, car leur stupidité est incalculable. Vous ne pouvez me demander quelle interprétation erronée de mon oeuvre peuvent avoir les béotiens, les ignares et les imbéciles. Cela ne me concerne pas. Ce qui me concerne, dans mon art, ce sont mes idées, mes sentiments, et pourquoi je l’ai créé. Je me soucie comme d’une guigne de ce que les autres peuvent en penser et je n’ai pas connaissance des êtres ordinaires.

WILDE 05

WILDE: Je pense que ce moment est la meilleure description qui soit de l’émotion qu’un artiste pourrait ressentir en rencontrant une belle personnalité, qui lui a paru d’une manière ou d’une autre indispensable à son art et à son existence.

WILDE: Oui. Un beau jeune homme.

WILDE: Oui, je dirais plutôt «personnalité»: il a senti d’instinct que Dorian et lui deviendraient amis… et que sa vie allait rencontrer la sienne. Mais j’emploierai le terme que vous voudrez. Je dirais «un beau jeune homme», si vous le choisissez. Je dis que c’est une description parfaitement belle.

WILDE: Je dis que c’est le sentiment d’un artiste envers une belle personnalité.

WILDE: Il décrit l’influence produite sur un artiste par une belle personnalité.

WILDE: Une vive admiration ?

WILDE: Non. Je n’ai jamais été jaloux de quiconque dans ma vie. Certainement pas, non.

WILDE: Ce que je décris est une oeuvre de fiction.

WILDE: Je pense qu’il est parfaitement naturel pour un artiste d’admirer intensément et d’aimer un homme plus jeune. Je pense qu’il s’agit d’un épisode de la vie de presque tous les artistes.

WILDE: Reprenez chaque phrase et demandez-moi  ce que j’ai voulu dire.

WILDE: Pas follement, non, pas follement.

WILDE: J’ai aimé un ami, dans ma vie.

WILDE: Je préfère «aimé». C’est plus élevé.

WILDE: Je dis «aimé». C’est plus élevé.

WILDE: Eh bien, gardez vos termes pour vous-même, et laissez-moi les miens. Ne m’attribuez pas des mots que je n’ai pas prononcés.

WILDE: Je n’ai jamais éprouvé d’adoration envers quiconque, sinon moi-même. (Rires bruyants.)

WILDE: Non, pas du tout. Je proteste énergiquement et je dis que vous n’écoutez pas mes réponses. Je vous ai déjà répondu. L’adoration est quelque chose que je réserve à moi-même.

WILDE: J’ai déjà répondu. Je n’ai jamais adoré quelque jeune homme qui aurait été mon cadet, ni quelqu’un de plus âgé que moi, ni personne. Je n’adore pas. Ou bien j’aime une personne, ou bien je ne l’aime pas.

WILDE: Je ne sais pas de quoi vous parlez.

WILDE: Vous devez poser des questions claires.

WILDE: Pas une fois.

WILDE: Jamais. De quoi devrais-je être jaloux ?

WILDE: Il est des gens dans ce monde qui ne peuvent comprendre l’intense dévotion, l’affection, l’admiration qu’un artiste peut éprouver envers une belle et merveilleuse personne, ou envers un esprit d’exception. Ce sont les conditions dans lesquelles nous vivons. Je le déplore. Et de tout ce qu’ils décideront de croire, je ne me soucie pas. Je ne me soucie pas de l’ignorance des autres. Ne m’interrogez plus sur l’ignorance d’autrui : cela n’a rien à voir avec moi. (Rires.)

Le procès d’Oscar Wilde

The trial of Oscar Wilde