Je reviendrai comme un enfant

I Will Come Back As A Baby

film

Presse

Le Monde.fr

Noémie Luciani

25 février 2014

A la fin de l’été 2009, le réalisateur Christian Merlhiot est parti pour Igloolik, une communauté inuite canadienne. Escorté par le comédien libanais Nasri Sayegh, qu’il avait dirigé dans le remarqué Procès d’Oscar Wilde (2009), il apportait dans ses bagages un enregistrement de 1973 dans lequel Iqallijuq, alors vieille femme, racontait à l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure les souvenirs de sa vie intra-utérine et de sa naissance. Trente-six ans plus tard, alors que la civilisation inuite semble définitivement sédentarisée, Christian Merlhiot vient mesurer à Igloolik l’écho de ces mots et des traditions séculaires auxquelles ils renvoient.
C’est Nasri Sayegh qui lui sert d’émissaire. Libéré de l’interaction directe avec ceux qu’il filme, le documentariste observe et capte la parole, souvent abondante, que quelques questions posément formulées du comédien-voyageur suffisent à faire surgir. En un siècle, la vie des Inuits a complètement changé : c’est désormais juché sur un véhicule abandonné, au milieu de l’immense décharge qui prolonge la ville, qu’un jeune homme raconte les chasses de son enfance.
Et pourtant, si radicale soit-elle, cette évolution ne semble pas avoir contrarié outre mesure les croyances ancestrales : on continue, à Igloolik, de donner aux nouveaux-nés le prénom d’un proche disparu, sans distinction de sexe. Le petit-fils peut porter le prénom de sa grand-mère, la nièce celui d’un oncle : le mot n’a en lui-même pas tant d’importance. C’est l’être du défunt qui est ainsi légué à son descendant, avec son caractère, sa position sociale, ses angoisses.

ACCOUCHER SOUS LA TENTE
Si cette parole tout à fait étonnante pour les oreilles occidentales, reste le flux principal qui irrigue le film, Christian Merlhiot, confortablement installé dans son silence, travaille aussi à faire parler l’espace, ou plutôt la relation qu’il entretient avec les corps. Sédentarisés, les Inuits semblent avoir gardé une réserve propre à l’environnement intérieur : entre les murs d’une maison, les mots se font plus rares, comme les sourires.
Mais que l’on franchisse la porte et soudain, au cœur de la décharge comme dans les grands espaces vierges, devant les tombes ou au bord de l’eau, la parole se libère. Assise sur un rocher, une vieille dame raconte sa naissance, et le combat qu’elle a mené contre sa mère qui voulait à tout prix accoucher sous la tente, quand elle sentait le besoin impérieux de naître « in the open » : là où l’espace reste ouvert, dehors.
Toute simple, à peine enrichie de quelques beaux effets de montage, cette mise en scène fait sens de la plus belle manière qui soit. Lentement, au-delà du chant ancestral que perpétuent ces voix tranquilles, une mélancolie douce semble émerger d’elle-même du paysage renouant avec les hommes en marche, le temps d’un film.

Critikat.com

Benoît Smith

25 février 2014

Le nouveau documentaire de Christian Merlhiot s’intéresse à l’idée d’héritage et de transmission, et se laisse contaminer par elle. Au sein d’une communauté inuit de l’Arctique canadien, l’intermédiaire Nasri Sayegh recueille des témoignages sur la transmission des noms d’une génération à l’autre, et ses conséquences singulières sur les relations au sein des familles. Une coutume veut que les noms des ancêtres défunts sont donnés aux descendants, ce qui aurait pour effet d’habiter ces derniers avec les âmes des premiers – ainsi, il n’est pas exclu qu’un parent donne à son fils le nom de sa propre mère, et soit ainsi amené à appeler ce fils « mère ». Ainsi, à des définitions que l’on pourrait croire acquises (liens du sang, rapport aux défunts, sexe déterminé à la naissance) se superposent d’autres définitions, plus mystiques, n’assurant pas l’hérédité mais la transmission de la tradition, notamment orale.

Un film porté par ce qu’il recueille
Sans relâche, Merlhiot et Sayegh vont à la rencontre des personnes, diverses par leurs expériences et leurs rapports à la tradition et à la modernité, les laissent confier à la caméra leurs témoignages sur cette coutume. Surtout, il fait le choix de laisser libre cours à leur parole in extenso. Dès lors, celle-ci prend le pouvoir du film : les témoignages deviennent des récits de longue haleine, que Sayegh écoute patiemment au sein du cadre, tandis que le montage relâche son rythme pour ne pas interférer avec l’attention qu’on porte à ces mots. Documentaire tournant autour de la tradition orale, le film se trouve habité par cette même tradition, s’en fait le vecteur au même titre qu’un de ses intervenants, chaque témoignage ininterrompu – ou montré ainsi – constituant un véritable chapitre.
Il y a un autre indice que Merlhiot nourrit cette ambition de transmettre ce qu’on lui transmet. En complément de programme de ce long métrage, un court, Ningiuq, est constitué d’un entretien qui n’a pas pu être intégré au long, et qui a été retravaillé en film d’animation, comme pour tâcher de tirer par l’esthétique ce témoignage isolé vers le conte.

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