De la couleur

film

Scénario

De l’action spirituelle des couleurs

D’après Vassily Kandinsk

Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier,

1912

Toutes les affirmations que j’aimerais communiquer ici sont le résultat d’impressions psychiques tout empiriques et ne sont basées sur aucune donnée scientifique positive.

Se concentrant d’abord sur la couleur considérée isolément, on la laissera agir sur soi. Toute la question se réduit alors au schéma le plus simple. Deux grandes divisions apparaissent aussitôt : la chaleur ou la froideur du ton coloré et la clarté ou l’obscurité de ce ton.

On distingue, pour chaque couleur, quatre sons principaux. Elle peut être chaude et en plus claire ou foncée. Ou elle peut être froide et en même temps claire ou foncée.

Il faut entendre par la chaleur ou la froideur d’une couleur sa tendance générale vers le jaune ou vers le bleu. Cette distinction s’opère sur une même surface et la couleur garde son propre ton fondamental. Ce ton devient ou plus matériel ou plus immatériel. Il se produit un mouvement horizontal : le chaud sur cette surface horizontale a tendance à se rapprocher du spectateur, il tend vers lui, tandis que le froid s’en éloigne.

Même les couleurs qui provoquent ce mouvement horizontal d’une autre couleur sont également affectées du même mouvement. Mais un autre mouvement encore les différencie nettement dans leur valeur intérieure : elles constituent le Premier Grand Contraste par rapport à cette valeur intérieure. La tendance de la couleur au chaud ou au froid est donc d’une importance intérieure et d’une signification considérables.

Le Second Grand Contraste est constitué par la différence entre le blanc et le noir, couleurs qui forment la seconde paire des quatre tons fondamentaux par la tendance de la couleur au clair et au foncé. Ici aussi, le même mouvement – vers le spectateur et, ensuite, en s’en éloignant – anime le clair et le foncé. Mouvement non plus dynamique, mais statique et figé.

Le second mouvement, celui du jaune et du bleu, qui constitue le premier grand contraste, est le mouvement excentrique ou concentrique. Soit deux cercles de même grandeur, l’un peint en jaune, l’autre en bleu. Si l’on fixe ces cercles, on s’aperçoit rapidement que le jaune rayonne, qu’il prend un mouvement excentrique et se rapproche presque visiblement de l’observateur. Le bleu, au contraire, est animé d’un mouvement concentrique que l’on peut comparer à celui de l’escargot qui se rétracte dans sa coquille. Il s’éloigne de l’observateur.

L’œil est comme transpercé par le premier cercle, tandis qu’il paraît s’enfoncer dans le second. Cet effet s’accentue avec l’écart des deux couleurs, l’une s’éclaircissant, l’autre fonçant. L’effet du jaune augmente à mesure qu’il s’éclaircit ou tout simplement si l’on y mêle du blanc. Celui du bleu si on le fonce en y mêlant du noir. Ce phénomène prend plus d’importance encore si l’on observe que le jaune a une telle tendance au clair qu’il ne peut pas y avoir de jaune très foncé. On peut donc dire qu’il existe une affinité profonde – physique – entre le jaune et le blanc, de même qu’entre le bleu et le noir, puisque le bleu peut atteindre à une profondeur qui confine au noir. Outre cette ressemblance toute physique, une ressemblance en quelque sorte morale différencie d’une façon très marquée les deux couples jaune et blanc d’une part et bleu et noir de l’autre.

Lorsqu’on essaie de rendre le jaune – couleur typiquement chaude – plus froid, on le voit prendre un ton verdâtre et perdre aussitôt les deux mouvements qui l’animent, l’horizontal et l’excentrique. Le jaune prend alors un caractère maladif, presque surnaturel, pareil à un homme débordant d’énergie et d’ambition que les circonstances extérieures paralysent. Le bleu a un mouvement tout à fait opposé et tempère le jaune. Finalement, si l’on continue à ajouter du bleu, les deux mouvements antagonistes s’annulent et produisent l’immobilité, le repos absolu. Le vert apparaît.

Résultat identique avec le blanc mélangé au noir. Il perd de sa consistance et donne généralement du gris, très voisin de la valeur morale du vert.

Mais le jaune et le bleu contenus dans le vert comme des forces tenues en échec peuvent redevenir agissants. Il y a dans le vert une possibilité de vie qui manque totalement dans le gris. La raison en est que le gris est composé de couleurs qui n’ont pas de force vraiment active, mais qui sont à la fois douées d’une capacité de résistance immobile et d’une immobilité incapable de résistance.

Les deux couleurs qui constituent le vert sont actives, elles ont un mouvement en elles-mêmes. On peut donc, déjà en théorie, déterminer d’après le caractère de ces mouvements quelle sera l’action spirituelle des deux couleurs. Et l’on aboutit ainsi au même résultat que lorsqu’on procède expérimentalement et qu’on laisse les couleurs agir sur soi. Effectivement, le premier mouvement du jaune, sa tendance à aller vers celui qui regarde, tendance qui, en forçant l’intensité du jaune, peut aller jusqu’à importuner ; et le second mouvement, le saut au-delà de toute limite, la dispersion de la force autour d’elle-même sont semblables à la propriété qu’a toute force matérielle de se précipiter inconsciemment sur l’objet et de se répandre en désordre de tous côtés.

Considéré directement, le jaune tourmente l’homme, il le pique et l’excite, s’impose à lui comme une contrainte, l’importune avec une espèce d’insolence insupportable. (Tel est par exemple, l’action exercée par le jaune de la boîte aux lettres bavaroise – tant qu’elle n’a pas perdu sa couleur première.) Cette propriété du jaune, qui tend toujours vers les tons plus clairs, peut atteindre à une intensité insoutenable pour l’œil et pour l’âme. À ce degré de puissance, il résonne comme une trompette aiguë dont on sonnerait toujours plus fort, ou comme une fanfare éclatante.

Le jaune est la couleur typiquement terrestre. On ne doit pas prétendre faire rendre au jaune une impression de profondeur. Refroidi par du bleu, il prend, nous l’avons vu, un ton maladif. Rapproché des états de l’âme, il pourrait être la représentation colorée de la folie, non de la mélancolie ni de l’hypocondrie, mais d’un accès de rage, de délire, de folie furieuse. Le malade s’en prend aux hommes, renverse tout, jette tout à terre et disperse ses forces de tous côtés, les dissipe sans raison et sans but, jusqu’à l’épuisement total. Cela fait penser à l’extravagant gaspillage des dernières forces de l’été, dans l’éblouissement criard du feuillage d’automne, privé du bleu, de ce bleu apaisant qu’on ne trouve plus alors que dans le ciel. Il ne reste qu’un déchaînement forcené de couleurs sans profondeur.

Cette profondeur, c’est dans le bleu qu’on la trouve et, déjà, d’une manière théorique, dans son mouvement d’éloignement de l’homme, mouvement dirigé vers son propre centre. Il en va de même lorsqu’on laisse le bleu agir sur l’âme. La tendance du bleu à l’approfondissement le rend précisément plus intense dans les tons les plus profonds et accentue son action intérieure. Le bleu profond attire l’homme vers l’infini, il éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel. C’est la couleur du ciel tel qu’il nous apparaît dès que nous entendons le mot « ciel ».

Le bleu est la couleur typiquement céleste. Il apaise et calme en s’approfondissant.

En glissant vers le noir, il se colore d’une tristesse qui dépasse l’humain, semblable à celle où l’on est plongé dans certains états graves qui n’ont pas de fin et qui ne peuvent pas en avoir. Lorsqu’il s’éclaircit, ce qui ne lui convient guère, le bleu semble lointain et indifférent, tel le ciel haut et bleu clair. À mesure qu’il s’éclaircit, le bleu perd de sa sonorité, jusqu’à n’être plus qu’un repos silencieux : si l’on voulait représenter musicalement les différents bleus, on dirait que le bleu clair ressemble à la flûte, le bleu foncé au violoncelle et, en fonçant de plus en plus, qu’il évoque la sonorité moelleuse d’une contrebasse. Dans son apparence la plus grave, la plus solennelle, il est comparable aux sons les plus graves de l’orgue.

Le jaune, qui atteint facilement à l’aigu, ne descend jamais très profondément. Au lieu que le bleu atteint rarement l’aigu et ne s’élève jamais beaucoup dans l’échelle des couleurs.

Le vert est le point idéal d’équilibre du mélange de ces deux couleurs diamétralement opposées et différentes en tout. Les mouvements horizontaux s’annulent. De même que s’annulent les mouvements excentriques et concentriques. Tout se met au repos. C’est la conclusion logique, facile à obtenir, théoriquement au moins. L’action directe de la couleur sur l’œil et finalement, par l’œil, sur l’âme, reconduit au même résultat. C’est un fait depuis longtemps reconnu, non seulement par les médecins mais par tous. Le vert absolu est la couleur la plus calme qui soit. Elle n’est le siège d’aucun mouvement. Elle ne s’accompagne ni de joie, ni de tristesse, ni de passion. Elle ne demande rien, elle ne lance aucun appel. Cette immobilité est une qualité précieuse et son action est bienfaisante sur les hommes et sur les âmes qui aspirent au repos. Mais ce repos, à la fin, risque de devenir ennuyeux. La passivité est le caractère dominant du vert absolu. Mais cette passivité se parfume d’onction, de contentement de soi. Le vert absolu est, dans la société des couleurs, ce qu’est la bourgeoisie dans celle des hommes : un élément immobile, sans désirs, satisfait, épanoui. Ce vert est comme une vache grasse, saine, couchée et ruminante, capable seulement de regarder le monde de ses yeux vagues et indolents. Le vert est la couleur dominante de l’été, le temps de l’année où la nature, ayant triomphé du printemps et de ses tempêtes, baigne dans un reposant contentement de soi.

Lorsque le vert absolu cesse d’être équilibré, il monte vers le jaune, s’anime, prend de la jeunesse et de la gaieté ; l’addition du jaune lui communique une force active. Dans les tons plus bas, lorsque le bleu domine, le vert a une sonorité différente : il devient sérieux et comme chargé de pensée.

Je serai tenté de comparer le vert absolu aux sons amples et calmes, d’une gravité moyenne, du violon.

À l’analyse, le blanc, que l’on considère souvent comme une non-couleur, est comme le symbole d’un monde où toutes les couleurs, en tant que propriétés de substances matérielles, se sont évanouies. Ce monde est si élevé au-dessus de nous qu’aucun son ne nous en arrive. Il en tombe un silence qui court à l’infini comme une froide muraille, infranchissable, inébranlable. Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu. Il résonne intérieurement comme une absence de son dont l’équivalent peut être, en musique, le silence, ce silence qui ne fait qu’interrompre le développement d’une phrase sans en marquer l’achèvement définitif. Ce silence n’est pas mort, il regorge de possibilités vivantes. Le blanc sonne comme un silence qui subitement pourrait être compris.

C’est un « rien » plein de joie juvénile ou, pour mieux dire, un « rien » avant toute naissance, avant tout commencement. Ainsi, peut-être, a résonné la terre, blanche et froide, aux jours de l’époque glaciaire.

Comme un « rien » sans possibilité, comme un « rien » mort après la mort du soleil, comme un silence éternel, sans avenir, sans espérance même d’un avenir, résonne intérieurement le noir. En musique, ce qui y correspond, c’est la pause qui marque une fin complète et sera suivie, ensuite, d’autre chose peut-être. Car tout ce qui est suspendu par ce silence est fini pour toujours : le cercle est fermé. Le noir est comme le bûcher éteint, consumé, qui a cessé de brûler, immobile, insensible comme un cadavre sur tout ce qui glisse et que rien ne touche plus. Il est comme le silence dans lequel entre le corps après la mort quand la vie est usée jusqu’au bout. C’est, extérieurement, la couleur la plus dépourvue de résonance. Toute autre couleur, pour cette raison, même celle dont le son est le plus faible acquiert, quand elle se détache sur ce fond neutre, une sonorité plus nette et une force accrue. Il n’en va pas de même du blanc, sur lequel presque toutes les autres couleurs brouillent leur sonorité. Ce n’est pas sans raison que le blanc est la parure de la joie et de la pureté sans tache, le noir, celle du deuil, de l’affliction profonde, le symbole de la mort. L’équilibre de ces deux couleurs, obtenu par un mélange mécanique, donne le gris. Il est naturel qu’une couleur ainsi produite n’ait ni son extérieur ni mouvement. Le gris est sans résonance et immobile. Immobilité différente de celle du vert qui, lui, est la résultante de deux couleurs actives. Le gris est l’immobilité sans espoir.

Les caractères des couleurs simples que nous venons de passer en revue sont évidemment provisoires, aussi élémentaires que les sentiments auxquels ces couleurs répondent. Ces sentiments ne sont également que des états matériels de l’âme. Plus subtiles, autant que celles de la musique, sont les nuances des couleurs. Les vibrations qu’elles éveillent dans l’âme sont plus ténues et plus délicates, et les mots sont incapables d’en rendre compte. Chaque teinte, sans doute, finira un jour par trouver aussi à s’exprimer dans le mot matériel qui lui convient. Mais jamais le mot n’arrivera à l’épuiser tout entière. Toujours quelque chose lui échappera. Et ce quelque chose ne sera pas une vanité superflue, mais l’élément essentiel. Les mots ne sont et ne peuvent être autre chose que des allusions aux couleurs, des signes visibles et tout extérieurs. Et c’est cette impossibilité de substituer à l’élément essentiel de la couleur le mot qui rend possible l’art.

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